Les Essais, Livre II
la jouyssions que par cette
voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vive :
si nous tenions à Dieu par luy, non par nous : si nous avions
un pied et un fondement divin, les occasions humaines n'auroient
pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont : nostre
fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie :
l'amour de la nouvelleté, la contraincte des Princes, la bonne
fortune d'un party, le changement temeraire et fortuite de nos
opinions, n'auroient pas la force de secouër et alterer nostre
croyance : nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un
nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la Rhetorique
qui fut onques : nous soustiendrions ces flots d'une fermeté
inflexible et immobile :
Illisos fluctus rupes ut vasta
refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua
.
Si ce rayon de la divinité nous touchoit aucunement, il y
paroistroit par tout : non seulement nos parolles, mais encore
nos operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui
partiroit de nous, on le verroit illuminé de ceste noble
clarté : Nous devrions avoir honte, qu'és sectes humaines il
ne fut jamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que
maintinst sa doctrine, qui n'y conformast aucunement ses
deportemens et sa vie : et une si divine et celeste
institution ne marque les Chrestiens que par la langue.
Voulez vous voir cela ? comparez nos moeurs à un Mahometan,
à un Payen, vous demeurez tousjours au dessoubs : Là où au
regard de l'avantage de nostre religion, nous devrions luire en
excellence, d'une extreme et incomparable distance : et
devroit on dire, sont ils si justes, si charitables, si bons ?
ils sont donq Chrestiens. Toutes autres apparences sont communes à
toutes religions : esperance, confiance, evenemens,
ceremonies, penitence, martyres. La merque peculiere de nostre
verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus
celeste merque, et la plus difficile : et que c'est la plus
digne production de la verité. Pourtant eut raison nostre bon S.
Loys, quand ce Roy Tartare, qui s'estoit faict Chrestien,
desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y
recognoistre la sanctimonie qu'il esperoit trouver en nos moeurs,
de l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire, nostre
desbordée façon de vivre ne le dégoutast d'une si saincte creance.
Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel
estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des
prelats, et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en
nostre religion, considerant combien elle devoit avoir de force et
de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de
corruption, et en mains si vicieuses.
Si nous avions une seule goutte de foy, nous remuerions les
montaignes de leur place, dict la saincte parole : nos actions
qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient
pas simplement humaines, elles auroient quelque chose de
miraculeux, comme nostre croyance.
Brevis est institutio vitæ
honestæ beatæque, si credas
.
Les uns font accroire au monde, qu'ils croyent ce qu'ils ne
croyent pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à
eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c'est que croire.
Nous trouvons estrange si aux guerres, qui pressent à ceste
heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements et
diversifier d'une maniere commune et ordinaire : c'est que
nous n'y apportons rien que le nostre. La justice, qui est en l'un
des partis, elle n'y est que pour ornement et couverture :
elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny receuë, ny logée, ny
espousée : elle y est comme en la bouche de l'advocat, non
comme dans le coeur et affection de la partie. Dieu doit son
secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos
passions. Les hommes y sont conducteurs, et s'y servent de la
religion : ce devroit estre tout le contraire.
Sentez, si ce n'est par noz mains que nous la menons : à
tirer comme de cire tant de figures contraires, d'une reigle si
droitte et si ferme. Quand s'est il veu mieux qu'en France en noz
jours ? Ceux qui l'ont prinse à gauche, ceux qui l'ont prinse
à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc,
l'employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses
entreprinses, s'y conduisent d'un progrez si conforme en
desbordement et injustice, qu'ils rendent doubteuse et malaisée
Weitere Kostenlose Bücher