Les Essais, Livre II
parmy nous, il
y a dequoy y trouver des effects autant admirables, que ceux qu'on
va recueillant és pays et siecles estrangers. C'est une mesme
nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le
present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l'advenir et
tout le passé. J'ay veu autresfois parmy nous, des hommes amenez
par mer de loingtain pays, desquels par ce que nous n'entendions
aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur
contenance, et leurs vestemens, estoient du tout esloignez des
nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes ?
qui n'attribuoit à stupidité et à bestise, de les voir muets,
ignorans la langue Françoise, ignorans nos baise-mains, et nos
inclinations serpentées ; nostre port et nostre maintien, sur
lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature
humaine ?
Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, et ce que
nous n'entendons pas. Il nous advient ainsin au jugement que nous
faisons des bestes : Elles ont plusieurs conditions, qui se
rapportent aux nostres : de celles-là par comparaison nous
pouvons tirer quelque conjecture : mais de ce qu'elles ont
particulier, que sçavons nous que c'est ? Les chevaux, les
chiens, les boeufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des
animaux, qui vivent avec nous, recognoissent nostre voix, et se
laissent conduire par elle : si faisoit bien encore la murene
de Crassus, et venoit à luy quand il l'appelloit : et le font
aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine
d'Arethuse : et j'ay veu des gardoirs assez, où les poissons
accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les
traictent ;
nomen habent, Et ad
magistri
Vocem quisque sui venit citatus
.
Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que
les elephans ont quelque participation de religion, d'autant
qu'apres plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans
leur trompe, comme des bras ; et tenans les yeux fichez vers
le Soleil levant, se planter long temps en meditation et
contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre
inclination, sans instruction et sans precepte. Mais pour ne voir
aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant
establir qu'ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en
aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose
en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce
qu'elle retire aux nostres : Il vid, dit-il, des fourmis
partir de leur fourmiliere, portans le corps d'un fourmis mort,
vers une autre fourmiliere, de laquelle plusieurs autres fourmis
leur vindrent au devant, comme pour parler à eux, et apres avoir
esté ensemble quelque piece, ceux-cy s'en retournerent, pour
consulter, pensez, avec leurs concitoyens, et firent ainsi deux ou
trois voyages pour la difficulté de la capitulation : En fin
ces derniers venus, apporterent aux premiers un ver de leur
taniere, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers
chargerent sur leur dos, et emporterent chez eux, laissans aux
autres le corps du trespassé. Voila l'interpretation que Cleanthes
y donna : tesmoignant par là que celles qui n'ont point de
voix, ne laissent pas d'avoir pratique et communication
mutuelle ; de laquelle c'est nostre deffaut que nous ne soyons
participans ; et nous meslons à cette cause sottement d'en
opiner.
Or elles produisent encores d'autres effects, qui surpassent de
bien loing nostre capacité, ausquels il s'en faut tant que nous
puissions arriver par imitation, que par imagination mesme nous ne
les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et
derniere battaille navale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa
galere capitainesse fut arrestée au milieu de sa course, par ce
petit poisson, que les Latins nomment
remora
, à cause de
cette sienne proprieté d'arrester toute sorte de vaisseaux,
ausquels il s'attache. Et l'Empereur Caligula vogant avec une
grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere fut
arrestée tout court, par ce mesme poisson ; lequel il fit
prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit
dequoy un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents, et
la violence de tous ses avirons, pour estre seulement attaché par
le bec à sa galere (car c'est un poisson à coquille) et s'estonna
encore non sans grande raison, de ce que luy estant apporté dans le
batteau, il n'avoit plus cette force, qu'il avoit au dehors.
Un citoyen de Cyzique acquit
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