Les Essais, Livre II
leur
importe qu'on les frappe, pourveu qu'ils frappent ; et font
leurs besongnes de tout : S'ils vainquent, vostre proposition
cloche ; si vous, la leur : s'ils faillent, ils verifient
l'ignorance ; si vous faillez, vous la verifiez : s'ils
prouvent que rien ne se sçache, il va bien ; s'ils ne le
sçavent pas prouver, il est bon de mesmes :
Ut quum in
eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius
ab utraque parte assertio sustineatur
.
Et font estat de trouver bien plus facilement, pourquoy une
chose soit fausse, que non pas qu'elle soit vraye ; et ce qui
n'est pas, que ce qui est : et ce qu'ils ne croyent pas, que
ce qu'ils croyent.
Leurs façons de parler sont, Je n'establis rien : Il n'est
non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'un ny l'autre : Je ne le
comprens point. Les apparences sont egales par tout : la loy
de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray qui
ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c'est ἐπέχω; c'est à
dire, je soustiens, je ne bouge. Voyla leurs refreins, et autres de
pareille substance. Leur effect, c'est une pure, entiere, et
tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. Ils se servent
de leur raison, pour enquerir et pour debattre : mais non pas
pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle
confession d'ignorance, un jugement sans pente, et sans
inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le
Pyrrhonisme : J'exprime cette fantasie autant que je puis, par
ce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir ; et les
autheurs mesmes la representent un peu obscurement et
diversement.
Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune
façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles,
à l'impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des
loix et des coustumes, et à la tradition des arts :
non
enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit
. Ils
laissent guider à ces choses là, leurs actions communes, sans
aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien
assortir à ce discours, ce qu'on dit de Pyrrho. Ils le peignent
stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et
inassociable, attendant le hurt des charrettes, se presentant aux
precipices, refusant de s'accommoder aux loix. Cela est encherir
sur sa discipline. Il n'a pas voulu se faire pierre ou
souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, et
raisonnant, jouyssant de tous plaisirs et commoditez naturelles,
embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et
spirituelles, en regle et droicture. Les privileges fantastiques,
imaginaires, et faulx, que l'homme s'est usurpé, de regenter,
d'ordonner, d'establir, il les a de bonne foy renoncez et
quittez.
Si n'est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre
à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceuës ny
consenties, s'il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce
dessein, ignorant s'il luy sera utile : et se plie, à ce que
le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison
commode : circonstances probables seulement. Apres lesquelles
il est tenu d'aller, et se laisser remuer aux apparances, pourveu
qu'elles n'ayent point d'expresse contrarieté. Il a un corps, il a
une ame : les sens le poussent, l'esprit l'agite. Encore qu'il
ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger,
et qu'il s'apperçoive, qu'il ne doit engager son consentement,
attendu qu'il peut estre quelque faulx pareil à ce vray : il
ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et
commodement. Combien y a il d'arts, qui font profession de
consister en la conjecture, plus qu'en la science ? qui ne
decident pas du vray et du faulx, et suivent seulement ce qu'il
semble ? Il y a, disent-ils, et vray et faulx, et y a en nous
dequoy le chercher, mais non pas dequoy l'arrester à la touche.
Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition,
à l'ordre du monde. Une ame garantie de prejugé, a un merveilleux
avancement vers la tranquillité. Gents qui jugent et contrerollent
leurs juges, ne s'y soubsmettent jamais deuëment. Combien et aux
loix de la religion, et aux loix politiques se trouvent plus
dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces
esprits surveillants et pedagogues des causes divines et
humaines ?
Il n'est rien en l'humaine invention, où il y ait tant de
verisimilitude et d'utilité. Cette-cy presente l'homme
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