Les Essais, Livre II
il
entreprint chose de nul usage : L'esprit humain ne se sçauroit
maintenir vaguant en cet infini de pensées informes : il les
luy faut compiler à certaine image à son modelle. La majesté divine
s'est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites
corporels : Ses sacrements supernaturels et celestes, ont des
signes de nostre terrestre condition : Son adoration s'exprime
par offices et paroles sensibles : car c'est l'homme, qui
croid et qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui
s'employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que
la veuë de noz crucifix, et peinture de ce piteux supplice, que les
ornements et mouvements ceremonieux de noz Eglises, que les voix
accommodées à la devotion de nostre pensée, et ceste esmotion des
sens n'eschauffent l'ame des peuples, d'une passion religieuse, de
tres-utile effect.
De celles ausquelles on a donné corps comme la necessité l'a
requis, parmy ceste cecité universelle, je me fusse, ce me semble,
plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil,
la lumiere commune,
L'oeil du monde : et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous faict les saisons,
Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l'univers de ses vertus cognues :
Qui d'un traict de ses yeux nous dissipe les nuës :
L'esprit, l'ame du monde, ardant et flamboyant,
En la course d'un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme :
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oysif, Et sans sejour,
Fils aisné de nature, et le pere du jour.
D'autant qu'outre ceste sienne grandeur et beauté, c'est la
piece de ceste machine, que nous descouvrons la plus esloignée de
nous : et par ce moyen si peu cognuë, qu'ils estoyent
pardonnables, d'en entrer en admiration et reverence.
Thales, qui le premier s'enquesta de telle matiere, estima Dieu
un esprit, qui fit d'eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux
estoyent mourants et naissants à diverses saisons : et que
c'estoyent des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l'air
estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense, tousjours mouvant.
Anaxagoras le premier a tenu, la description et maniere de toutes
choses, estre conduitte par la force et raison d'un esprit infini.
Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, et à
l'ame. Pythagoras a faict Dieu, un esprit espandu par la nature de
toutes choses, d'où noz ames sont déprinses. Parmenides, un cercle
entournant le ciel, et maintenant le monde par l'ardeur de la
lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux, les quatre natures,
desquelles toutes choses sont faittes. Protagoras, n'avoir rien que
dire, s'ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantost que
les images et leurs circuitions sont Dieux : tantost ceste
nature, qui eslance ces images : et puis, nostre science et
intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages. Il dit au
Timée, le pere du monde ne se pouvoir nommer. Aux loix, qu'il ne se
faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces mesmes livres il
fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos ames Dieux, et
reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l'ancienne institution
en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la
discipline de Socrates. Tantost qu'il ne se faut enquerir de la
forme de Dieu : et puis il luy fait establir que le Soleil est
Dieu, et l'ame Dieu : Qu'il n'y en a qu'un, et puis qu'il y en
a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force
gouvernant les choses, et qu'elle est animale. Aristote, à ceste
heure, que c'est l'esprit, à ceste heure le monde : à ceste
heure il donne un autre maistre à ce monde, et à ceste heure fait
Dieu l'ardeur du ciel. Zenocrates en fait huict. Les cinq nommez
entre les Planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles
fixes, comme de ses membres : le septiesme et huictiesme, le
Soleil et la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses
advis, et en fin prive Dieu de sentiment : et le fait remuant
de forme à autre, et puis dit que c'est le ciel et la terre.
Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses
fantasies : attribuant l'intendance du monde tantost à
l'entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles. Strato,
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