Les Essais
meilleur compte : encore ne sçay-je.
Ceste opinion et usance commune, de regarder ailleurs qu'à nous,
a bien pourveu à nostre affaire. C'est un object plein de
mescontentement. Nous n'y voyons que misere et vanité. Pour ne nous
desconforter, nature a rejetté bien à propos, l'action de nostre
veuë, au dehors : Nous allons en avant à vau l'eau, mais de
rebrousser vers nous, nostre course, c'est un mouvement
penible : la mer se brouïlle et s'empesche ainsi, quand elle
est repoussée à soy. Regardez, dict chacun, les branles du
ciel : regardez au public : à la querelle de
cestuy-là : au pouls d'un tel : au testament de cet
autre : somme regardez tousjours haut ou bas, ou à costé, ou
devant, ou derriere vous. C'estoit un commandement paradoxe, que
nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans
vous, recognoissez vous, tenez vous à vous : Vostre esprit, et
vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez là en soy :
vous vous escoulez, vous vous respandez : appilez vous,
soustenez vous : on vous trahit, on vous dissipe, on vous
desrobe à vous. Voy tu pas, que ce monde tient toutes ses veuës
contraintes au dedans, et ses yeux ouverts à se contempler
soy-mesme ? C'est tousjours vanité pour toy, dedans et
dehors : mais elle est moins vanité, quand elle est moins
estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque chose
s'estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses
travaux et desirs. Il n'en est une seule si vuide et necessiteuse
que toy, qui embrasses l'univers : Tu és le scrutateur sans
cognoissance : le magistrat sans jurisdiction : et apres
tout, le badin de la farce.
Chapitre 10 De mesnager sa volonté
AU prix du commun des hommes, peu de choses me touchent :
ou pour mieux dire, me tiennent. Car c'est raison qu'elles
touchent, pourveu qu'elles ne nous possedent. J'ay grand soin
d'augmenter par estude, et par discours, ce privilege
d'insensibilité, qui est naturellement bien avancé en moy.
J'espouse, et et me passionne par consequent, de peu de choses.
J'ay la veuë clere : mais je l'attache à peu d'objects :
Le sens delicat et mol : mais l'apprehension et l'application,
je l'ay dure et sourde : Je m'engage difficilement. Autant que
je puis je m'employe tout à moy : Et en ce subject mesme, je
briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon affection,
qu'elle ne s'y plonge trop entiere : puis que c'est un
subject, que je possede à la mercy d'autruy, et sur lequel la
fortune a plus de droict que je n'ay. De maniere, que jusques à la
santé, que j'estime tant, il me seroit besoing, de ne la pas
desirer, et m'y addonner si furieusement, que j'en trouve les
maladies importables. On se doibt moderer, entre la haine de la
douleur, et l'amour de la volupté. Et ordonne Platon une moyenne
route de vie entre les deux.
Mais aux affections qui me distrayent de moy, et attachent
ailleurs, à celles la certes m'oppose-je de toute ma force. Mon
opinion est, qu'il se faut prester à autruy, et ne se donner qu'à
soy-mesme. Si ma volonté se trouvoit aysée à s'hypothequer et à
s'appliquer, je n'y durerois pas : Je suis trop tendre, et par
nature et par usage,
fugax rerum, securaque in otia
natus
.
Les debats contestez et opiniastrez, qui donneroient en fin
advantage à mon adversaire ; l'issue qui rendroit honteuse ma
chaulde poursuitte, me rongeroit à l'advanture bien cruellement. Si
je mordois à mesme, comme font les autres ; mon ame n'auroit
jamais la force de porter les alarmes, et emotions, qui suyvent
ceux qui embrassent tant. Elle seroit incontinent disloquée par
cette agitation intestine. Si quelquefois on m'a poussé au
maniement d'affaires estrangeres, j'ay promis de les prendre en
main, non pas au poulmon et au foye ; de m'en charger, non de
les incorporer : de m'en soigner, ouy ; de m'en
passionner, nullement : j'y regarde, mais je ne les couve
point. J'ay assez affaire à disposer et renger la presse domestique
que j'ay dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y loger, et
me fouler d'une presse estrangere : Et suis assez interessé de
mes affaires essentiels, propres, et naturels, sans en convier
d'autres forains. Ceux qui sçavent combien ils se doivent, et de
combien d'offices ils sont obligez à eux, trouvent que nature leur
a donné cette commission plaine assez, et nullement oysifve. Tu as
bien largement affaire chez toy, ne t'esloigne pas.
Les hommes se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas
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