Les Essais
diverses heures.
Ordinairement je trouve à doubter, en ce que le commentaire n'a da
gné toucher. Je bronche plus volontiers en païs plat : comme
certains chevaux, que je cognois, qui choppent plus souvent en
chemin uny.
Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et
l'ignorance, puis qu'il ne se voit aucun livre, soit humain, soit
divin, sur qui le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face
tarir la difficulté ? Le centiesme commentaire, le renvoye à
son suivant, plus espineux, et plus scabreux, que le premier ne
l'avoit trouvé. Quand est-il convenu entre nous, ce livre en a
assez, il n'y a meshuy plus que dire ? Cecy se voit mieux en
la chicane. On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis
arrests, et à autant d'interpretations. Trouvons nous pourtant
quelque fin au besoin d'interpreter ? s'y voit-il quelque
progrez et advancement vers la tranquillité ? nous faut-il
moins d'advocats et de juges, que lors que cette masse de droict,
estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous
obscurcissons et ensevelissons l'intelligence. Nous ne la
descouvrons plus, qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres.
Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit. Il
ne faict que fureter et quester ; et va sans cesse,
tournoyant, bastissant, et s'empestrant, en sa besongne :
comme nos vers à soye, et s'y estouffe.
Mus in pice
. Il
pense remarquer de loing, je ne sçay quelle apparence de clarté et
verité imaginaire : mais pendant qu'il y court, tant de
difficultez luy traversent la voye, d'empeschemens et de nouvelles
questes, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent. Non guere autrement,
qu'il advint aux chiens d'Esope, lesquels descouvrans quelque
apparence de corps mort flotter en mer, et ne le pouvans approcher,
entreprindrent de boire cette eau, d'asseicher le passage, et s'y
estoufferent. A quoy se rencontre, ce qu'un Crates disoit des
escrits de Heraclitus, qu'ils avoient besoin d'un lecteur bon
nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine, ne
l'engloutist et suffoquast.
Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict
contenter de ce que d'autres, ou que nous-mesmes avous trouvé en
cette chasse de cognoissance : un plus habile ne s'en
contentera pas. Il y a tousjours place pour un suivant, ouy et pour
nous mesmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos
inquisitions. Nostre fin est en l'autre monde. C'est signe de
racourcissement d'esprit, quand il se contente : ou signe de
lasseté. Nul esprit genereux, ne s'arreste en soy. Il pretend
tousjours, et va outre ses forces. Il a des eslans au delà de ses
effects. S'il ne s'avance, et ne se presse, et ne s'accule, et ne
se choque et tournevire, il n'est vif qu'à demy. Ses poursuites
sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c'est
admiration ; chasse, ambiguité : Ce que declaroit assez
Apollo, parlant tousjours à nous doublement, obscurement et
obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et
embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron
et sans but. Ses inventions s'eschauffent, se suivent, et
s'entreproduisent l'une l'autre.
Ainsi voit-on en un ruisseau coulant,
Sans fin l'une eau, apres l'autre roulant,
Et tout de rang, d'un eternel conduict ;
L'une suit l'autre, et l'une l'autre fuit.
Par cette-cy, celle-là est poussée,
Et cette-cy, par l'autre est devancée :
Tousjours l'eau va dans l'eau, et tousjours est-ce
Mesme ruisseau, et tousjours eau diverse
.
Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à
interpreter les choses : et plus de livres sur les livres, que
sur autre subject : Nous ne faisons que nous entregloser.
Tout fourmille de commentaires : d'autheurs, il en est
grand cherté.
Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas
sçavoir entendre les sçavants ? Est-ce pas la fin commune et
derniere de touts estudes ?
Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La premiere sert
de tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous eschellons
ainsi de degré en degré. Et advient de là, que le plus haut monté,
a souvent plus d'honneur, que de merite. Car il n'est monté que
d'un grain, sur les espaules du penultime.
Combien souvent, et sottement à l'avanture, ay-je estendu mon
livre à parler de soy ? Sottement, quand ce ne seroit que pour
cette raison : Qu'il me devoit souvenir, de ce que je dy des
autres, qui en font de mesmes. Que ces oeillades si frequentes à
leurs ouvrages,
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