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Les Essais

Les Essais

Titel: Les Essais Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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cette maniere.
Il avoit condamné en grosses amendes, un homme envers un autre, par
un jugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps apres,
il se trouva qu'il avoit iniquement jugé : D'un costé estoit
la raison de la cause : de l'autre costé la raison des formes
judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en
son estat la sentence, et recompensant de sa bourse, l'interest du
condamné. Mais il avoit affaire à un accident reparable ; les
miens furent pendus irreparablement. Combien ay-je veu de
condemnations, plus crimineuses que le crime ?
    Tout cecy me faict souvenir de ces anciennes opinions :
Qu'il est force de faire tort en detail, qui veut faire droict en
gros ; et injustice en petites choses, qui veut venir à chef
de faire justice és grandes : Que l'humaine justice est formée
au modelle de la medecine, selon laquelle, tout ce qui est utile
est aussi juste et honneste : Et de ce que tiennent les
Stoïciens, que nature mesme procede contre justice, en la plus-part
de ses ouvrages. Et de ce que tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a
rien juste de soy : que les coustumes et loix forment la
justice. Et les Theodoriens, qui trouvent juste au sage le
larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il cognoist
qu'elle luy soit profitable.
    Il n'y a remede : J'en suis là, comme Alcibiades, que je ne
me representeray jamais, que je puisse, à homme qui decide de ma
teste : où mon honneur, et ma vie, depende de l'industrie et
soing de mon procureur, plus que de mon innocence. Je me
hazarderois à une telle justice, qui me recogneust du bien faict,
comme du mal faict : où j'eusse autant à esperer, qu'à
craindre. L'indemnité n'est pas monnoye suffisante, à un homme qui
faict mieux. que de ne faillir point. Nostre justice ne nous
presente que l'une de ses mains ; et encore la gauche :
Quiconque il soit, il en sort avecques perte.
    En la Chine, duquel Royaume la police et les arts, sans commerce
et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples, en plusieurs
parties d'excellence : et duquel l'histoire m'apprend, combien
le monde est plus ample et plus divers, que ny les anciens, ny
nous, ne penetrons : les officiers deputez par le Prince, pour
visiter l'estat de ses provinces, comme ils punissent ceux, qui
malversent en leur charge, il remunerent aussi de pure liberalité,
ceux qui s'y sont bien portez outre la commune sorte, et outre la
necessité de leur devoir : on s'y presente, non pour se
garantir seulement, mais pour y acquerir : ny simplement pour
estre payé, mais pour y estre estrené.
    Nul juge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour
quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou
civile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y
promener. L'imagination m'en rend la veuë mesme du dehors,
desplaisante. Je suis si affady apres la liberté, que qui me
deffendroit l'accez de quelque coin des Indes, j'en vivrois
aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouveray terre, ou
air ouvert ailleurs, je ne croupiray en lieu, oú il me faille
cacher. Mon Dieu, que mal pourroy-je souffrir la condition, où je
vois tant de gens, clouez à un quartier de ce Royaume, privez de
l'entrée des villes principalles, et des courts, et de l'usage des
chemins publics, pour avoir querellé nos loix. Si celles que je
sers, me menassoient seulement le bout du doigt, je m'en irois
incontinent en trouver d'autres, où que ce fust. Toute ma petite
prudence, en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce,
qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir.
    Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont
justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique
de leur authorité : elles n'en ont point d'autre. Qui bien
leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots. Plus souvent
par des gens, qui en haine d'equalité ont faute d'equité :
Mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus.
    Il n'est rien si lourdement, et largement fautier, que les
loix : ny si ordinairement. Quiconque leur obeit par ce
qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doit.
Les nostres Françoises, prestent aucunement la main, par leur
desreiglement et deformité, au desordre et corruption, qui se voit
en leur dispensation, et execution. Le commandement est si trouble,
et inconstant, qu'il excuse aucunement, et la desobeissance, et le
vice de l'interpretation, de l'administration,

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