Les Essais
importunément voisine.
Je l'exerce plus aux oreilles, que j'ay au dedans pruantes, par
secousses.
Je suis nay de tous les sens, entiers quasi à la perfection. Mon
estomach est commodément bon, comme est ma teste : et le plus
souvent, so maintiennent au travers de mes fiebvres, et aussi mon
haleine. J'ay outrepassé l'aage auquel des nations, non sans
occasion, avoient prescript une si juste fin à la vie, qu'elles ne
permettoyent point qu'on l'excedast. Si ay-je encore des
remises : quoy qu'inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y
a peu à dire de la santé et indolence de ma jeunesse. Je ne parle
pas de la vigueur et allegresse : ce n'est pas raison qu'elle
me suyve hors ses limites :
Non hæc amplius est liminis, aut aquæ
Cælestis, patiens latus
.
Mon visage et mes yeux me descouvrent incontinent. Tous mes
changemens commencent par là : et un peu plus aigres, qu'ils
ne sont en effect. Je fais souvent pitié à mes amis, avant que j'en
sente la cause. Mon miroüer ne m'estonne pas : car en la
jeunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois, de chausser ainsin
un teinct, et un port trouble, et de mauvais prognostique, sans
grand accident : en maniere que les medecins, qui ne
trouvoyent au dedans cause qui respondist à cette alteration
externe, l'attribuoient à l'esprit, et à quelque passion secrette,
qui me rongeast au dedans. Ils se trompoyent. Si le corps se
gouvernoit autant selon moy, que faict l'ame, nous marcherions un
peu plus à nostre aise. Je l'avois lors, non seulement exempte de
trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de feste :
comme elle est le plus ordinairement : moytié de sa
complexion, moytié de son dessein :
Nec vitiant artus ægræ contagia
mentis
.
Je tiens, que cette sienne temperature, a relevé maintesfois le
corps de ses cheutes : Il est souvent abbatu ; que si
elle n'est enjouée, elle est au moins en estat tranquille et
reposé. J'euz la fiebvre quarte, quatre ou cinq mois, qui m'avoit
tout desvisagé : l'esprit alla tousjours non paisiblement,
mais plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l'affoiblissement
et langueur ne m'attristent guere. Je vois plusieurs deffaillances
corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que je craindrois
moins que mille passions, et agitations d'esprit que je vois en
usage. Je prens party de ne plus courre, c'est assez que je me
traine ; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me
tient,
Quis tumidum guttur miratur in
Alpibus ?
Non plus, que je ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue
et entiere que celle d'un chesne.
Je n'ay point à me plaindre de mon imagination : j'ay eu
peu de pensées en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours
de mon sommeil, si elles n'ont esté du desir, qui m'esveillast sans
m'affliger. Je songe peu souvent ; et lors c'est des choses
fantastiques et des chimeres, produictes communément de pensées
plaisantes : plustost ridicules que tristes. Et tiens qu'il
est vray, que les songes sont loyaux interpretes de noz
inclinations ; mais il y a de l'art à les assortir et
entendre.
Res quæ in vita usurpant homines, cogitant,
curant, vident,
Quæque agunt vigilantes, agitántque, ea sicut in somno
accidunt,
Minus mirandum est
.
Platon dit davantage, que c'est l'office de la prudence, d'en
tirer des instructions divinatrices pour l'advenir. Je ne voy rien
à cela, sinon les merveilleuses experiences, que Socrates,
Xenophon, Aristote en recitent, personnages d'authorité
irreprochable. Les histoires disent, que les Atlantes ne songent
jamais : qui ne mangent aussi rien, qui aye prins mort. Ce que
j'adjouste, d'autant que c'est à l'adventure l'occasion, pourquoy
ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation
de nourriture, pour faire les songes à propos. Les miens sont
tendres : et ne m'apportent aucune agitation de corps, ny
expression de voix. J'ay veu plusieurs de mon temps, en estre
merveilleusement agitez. Theon le philosophe, se promenoit en
songeant : et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et
faiste de la maison.
Je ne choisis guere à table ; et me prens à la premiere
chose et plus voisine : et me remue mal volontiers d'un goust
à un autre. La presse des plats, et des services me desplaist,
autant qu'autre presse : Je me contente aisément de peu de
mets ; et hay l'opinion de Favorinus, qu'en un festin, il faut
qu'on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous
en substitue tousjours une nouvelle :
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