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Les Essais

Les Essais

Titel: Les Essais Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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frangere quassa
valent
.
    Mon jugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les
inconvenients que nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de les
sentir. Je courrois d'un bout du monde à l'autre, chercher un bon
an de tranquillité plaisante et enjouee, moy, qui n'ay autre fin
que vivre et me resjouyr. La tranquillité sombre et stupide, se
trouve assez pour moy, mais elle m'endort et enteste : je ne
m'en contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne
compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs,
resseante, ou voyagere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les
humeurs me soyent bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur
iray fournir des Essays, en chair et en os.
    Puisque c'est le privilege de l'esprit, de se r'avoir de la
vieillesse, je luy conseille autant que je puis, de le faire :
qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy
sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre : il s'est
si estroittement affreté au corps, qu'il m'abandonne à tous coups,
pour le suivre en sa necessité : Je le flatte à part, je le
practique pour neant : j'ay beau essayer de le destourner de
cette colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les
dames et les dances royalles : si son compagnon a la cholique,
il semble qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont
particulieres et propres, ne se peuvent lors souslever : elles
sentent evidemment le morfondu : il n'y a poinct d'allegresse
en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.
    Noz maistres ont tort, dequoy cherchants les causes des
eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu'ils en
attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'aspreté
guerriere, à la poësie, au vin : ils n'en ont donné sa part à
la santé. Une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oysive, telle
qu'autrefois la verdeur des ans et la securité, me la fournissoient
par venuës : Ce feu de gayeté suscite en l'esprit des cloises
vives et claires outre nostre clairté naturelle : et entre les
enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or
bien, ce n'est pas merveille, si un contraire estat affesse mon
esprit, le clouë, et en tire un effect contraire.
    Ad nullum consurgit opus cum corpore
languet
.
    Et veut encores que je luy sois tenu, dequoy il preste, comme il
dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'usage
ordinaire des hommes. Aumoins pendant que nous avons trefve,
chassons les maux et difficultez de nostre commerce,
    Dum licet obducta solvatur fronte
senectus 
:
    tetrica sunt amænanda jocularibus
. J'ayme une sagesse
gaye et civile, et fuis l'aspreté des moeurs, et l'austerité :
ayant pour suspecte toute mine rebarbative.
    Tristemque vultus tetrici
arrogantiam
.
    Et habet tr stis quoque turba cynædos
.
    Je croy Platon de bon coeur, qui dit les humeurs faciles ou
difficiles, estre un grand prejudice à la bonté ou mauvaistié de
l'ame. Socrates eut un visage constant, mais serein et riant :
Non fascheusement constant, comme le vieil Crassus, qu'on ne veit
jamais rire.
    La vertu est qualité plaisante et gaye.
    Je sçay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de
mes escrits, qui n'ayent plus à rechigner à la licence de leur
pensee : Je me conforme bien à leur courage : mais
j'offence leurs yeux.
    C'est une humeur bien ordonnee, de pinser les escrits de Platon,
et couler ses negociations pretendues avec Phedon, Dion, Stella,
Archeanassa.
Non pudeat dicere, quod non pudeat
sentire
.
    Je hay un esprit hargneux et triste, qui glisse par dessus les
plaisirs de sa vie, et s'empoigne et paist aux malheurs. Comme les
mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly, et bien
lisse, et s'attachent et reposent aux lieux scabreux et
raboteux : Et comme les vantouses, qui ne hument et appetent
que le mauvais sang.
    Au reste, je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j'ose
faire : et me desplaist des pensees mesmes impubliables. La
pire de mes actions et conditions, ne me semble pas si laide, comme
je trouve laid et lasche, de ne l'oser advouer. Chacun est discret
en la confession, on le devroit estre en l'action La hardiesse de
faillir, est aucunement compensee et bridee, par la hardiesse de le
confesser. Qui s'obligeroit à tout dire, s'obligeroit à ne rien
faire de ce qu'on est contraint de taire. Dieu vueille que cet
excés de ma licence, attire nos hommes jusques à la liberté :
par dessus ces vertus couardes et

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