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Les Essais

Les Essais

Titel: Les Essais Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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d'une action, d'une grace
particuliere, d'une recommandation derniere, nous afflige. La robe
de Cæsar troubla toute Romme, ce que sa mort n'avoit pas faict. Le
son mesme des noms, qui nous tintoüine aux oreilles : Mon
pauvre maistre, ou mon grand amy : helas mon cher pere, ou ma
bonne fille. Quand ces redites me pinsent, et que j'y regarde de
pres, je trouve que c'est une pleinte grammairiene, le mot et le
ton me blesse. Comme les exclamations des prescheurs, esmouvent
leur auditoire souvent, plus que ne font leurs raisons : et
comme nous frappe la voix piteuse d'une beste qu'on tue pour nostre
service : sans que je poise ou penetre ce pendant, la vraye
essence et massive de mon subject.
    his se stimulis dolor ipse lacessit
.
    Ce sont les fondemens de nostre deuil.
    L'opiniastreté de mes pierres, specialement en la verge, m'a par
fois jetté en longues suppressions d'urine, de trois, de quatre
jours : et si avant en la mort, que c'eust esté follie
d'esperer l'eviter, voyre desirer, veu les cruels efforts que cet
estat m'apporte. O que ce bon Empereur, qui faisoit lier la verge à
ses criminels, pour les faire mourir à faute de pisser, estoit
grand maistre en la science de bourrellerie ! Me trouvant là,
je consideroy par combien legeres causes et objects, l'imagination
nourrissoit en moy le regret de la vie : de quels atomes se
bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce
deslogement : à combien frivoles pensees nous donnions place
en un si grand affaire. Un chien, un cheval, un livre, un verre, et
quoy non ? tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs
ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins
sottement à mon gré. Je voy nonchalamment la mort, quand je la voy
universellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en
bloc : par le menu, elle me pille. Les larmes d'un laquais, la
dispensation de ma desferre, l'attouchement d'une main cognue, une
consolation commune, me desconsole et m'attendrit.
    Ainsi nous troublent l'ame, les plaintes des fables : et
les regrets de Didon, et d'Ariadné passionnent ceux mesmes qui ne
les croyent point en Virgile et en Catulle : c'est une exemple
de nature obstinee et dure, n'en sentir aucune emotion : comme
on recite, pour miracle, de Polemon : mais aussi ne pallit il
pas seulement à la morsure d'un chien enragé, qui luy emporta le
gras de la jambe. Et nulle sagesse ne va si avant, de concevoir la
cause d'une tristesse, si vive et entiere, par jugement, qu'elle ne
souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y
ont leur part : parties qui ne peuvent estre agitees que par
vains accidens.
    Est ce raison que les arts mesmes se servent et facent leur
proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle ?
L'Orateur, dit la Rhetorique, en cette farce de son plaidoier,
s'esmouvera par le son de sa voix, et par ses agitations
feintes ; et se lairra piper à la passion qu'il
represente : Il s'imprimera un vray deuil et essentiel, par le
moyen de ce battelage qu'il jouë, pour le transmettre aux juges, à
qui il touche encore moins : Comme font ces personnes qu'on
loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil, qui
vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntee, toutesfois en
habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils
s'emportent souvent tous entiers, et reçoivent en eux une vraye
melancholie.
    Je fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons
le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut
tué : Je consideray que par tout où nous passions, nous
remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous
rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre
convoy : car seulement le nom du trespassé n'y estoit pas
cogneu.
    Quintilian dit avoir veu des Comediens si fort engagez en un
rolle de deuil, qu'ils en pleuroient encore au logis : et de
soy mesme, qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en autruy, il
l'avoit espousee, jusques à se trouver surprins, non seulement de
larmes, mais d'une palleur de visage et port d'homme vrayement
accablé de douleur.
    En une contree pres de nos montaignes, les femmes font le
prestre-martin : car comme elles agrandissent le regret du
mary perdu, par la souvenance des bonnes et agreables conditions
qu'il avoit, elles font tout d'un train aussi recueil et publient
ses imperfections : comme pour entrer d'elles mesmes en
quelque compensation,

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