Les Essais
Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l'election, que
de convenance à la demission. S'estans inutilement lassez à ce
trouble, ils commencent, qui deça, qui delà, à se desrober peu à
peu de l'assemblee : Rapportant chacun cette resolution en son
ame, que le plus vieil et mieux cogneu mal, est tousjours plus
supportable, que le mal recent et inexperimenté.
Pour nous voir bien piteusement agitez : car que n'avons
nous faict ?
Eheu cicatricum et sceleris pudet,
Fratrúmque : quid nos dura refugimus
Ætas ? quid intactum nefasti
Liquimus ? unde manus juventus
Metu Deorum continuit ? quibus
Pepercit aris ?
je ne vay pas soudain me resolvant,
ipsa si velit salus,
Servare prorsus non potest hanc familiam :
Nous ne sommes pas pourtant à l'avanture, à nostre dernier
periode. La conservation des estats, est chose qui
vray-semblablement surpasse nostre intelligence. C'est, comme dit
Platon, chose puissante, et de difficile dissolution, qu'une civile
police, elle dure souvent contre des maladies mortelles et
intestines : contre l'injure des loix injustes, contre la
tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats,
licence et sedition des peuples.
En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au
dessus de nous, et regardons vers ceux qui sont mieux :
Mesurons nous à ce qui est au dessous : il n'en est point de
si miserable, qui ne trouve mille exemples où se consoler. C'est
nostre vice, que nous voyons plus mal volontiers, ce qui est dessus
nous, que volontiers, ce qui est dessoubs. Si disoit Solon, qui
dresseroit un tas de tous les maux ensemble, qu'il n'est aucun, qui
ne choisist plustost de remporter avec soy les maux qu'il a, que de
venir à division legitime, avec tous les autres hommes de ce tas de
maux, et en prendre sa quotte part. Nostre police se porte mal. Il
en a esté pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux
s'esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains,
enimvero Dii nos homines quasi pilas habent
.
Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome, pour
exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre : Il comprend en
soy toutes les formes et avantures, qui touchent un'estat :
Tout ce que l'ordre y peut, et le trouble, et l'heur, et le
mal'heur. Qui se doit desesperer de sa condition, voyant les
secousses et mouvemens dequoy celuy là fut agité, et qu'il
supporta ? Si l'estendue de la domination, est la santé d'un
estat, dequoy je ne suis aucunement d'advis (et me plaist
Isocrates, qui instruit Nicocles, non d'envier les Princes, qui ont
des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui
leur sont escheuës) celuy-là ne fut jamais si sain, que quand il
fut le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus
fortunee. A peine recongnoist-on l'image d'aucune police, soubs les
premiers Empereurs : c'est la plus horrible et la plus espesse
confusion qu'on puisse concevoir. Toutesfois il la supporta :
et y dura, conservant, non pas une monarchie resserree en ses
limites, mais tant de nations, si diverses, si esloignees, si mal
affectionnees, si desordonnement commandees, et injustement
conquises.
nec gentibus ullis
Commodat in populum terræ pelagique potentem,
Invidiam fortuna suam
.
Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'un si grand
corps tient à plus d'un clou. Il tient mesme par son
antiquité : comme les vieux bastimens, ausquels l'aage a
desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent
et se soustiennent en leur propre poix,
nec jam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est.
D'avantage ce n'est pas bien procedé, de recognoistre seulement
le flanc et le fossé : pour juger de la seureté d'une place,
il faut voir, par où on y peut venir, en quel estat est
l'assaillant. Peu de vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans
violence estrangere. Or tournons les yeux par tout, tout croulle
autour de nous : En tous les grands estats, soit de
Chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y,
vous y trouverez une evidente menasse de changement et de
ruyne :
Et sua sunt illis incommoda, parque per
omnes
Tempestas.
Les astrologues ont beau jeu, à nous advertir, comme ils font,
de grandes alterations, et mutations prochaines : leurs
devinations sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au
ciel pour cela.
Nous n'avons pas seulement à tirer consolation, de cette societé
universelle de mal et de menasse : mais encores quelque
esperance, pour la
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