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Les Essais

Les Essais

Titel: Les Essais Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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rompent du tout le
sens, je m'en donne peu de peine, car aumoins ils me
deschargent : Mais où ils en substituent un faux, comme ils
font si souvent, et me destournent à leur conception, ils me
ruynent. Toutesfois quand la sentence n'est forte à ma mesure, un
honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien
je suis peu laborieux, combien je suis faict à ma mode, croira
facilement, que je redicterois plus volontiers, encore autant
d'Essais, que de m'assujettir à resvivre ceux-cy, pour cette
puerile correction.
    Je disois donc tantost, qu'estant planté en la plus profonde
miniere de ce nouveau metal, non seulement je suis privé de grande
familiarité, avec gens d'autres moeurs que les miennes : et
d'autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d'un noeud,
qui commande tout autre noeud. Mais encore je ne suis pas sans
hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible : et
desquels la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers
nostre justice : D'ou naist l'extreme degré de licence.
Comptant toutes les particulieres circonstances qui me regardent,
je ne trouve homme des nostres, à qui la deffence des loix, couste,
et en gain cessant, et en dommage emergeant, disent les clercs,
plus qu'à moy. Et tels font bien les braves, de leur chaleur et
aspreté, qui font beaucoup moins que moy, en juste balance.
    Comme maison de tout temps libre, de grand abbord, et officieuse
à chacun (car je ne me suis jamais laissé induire, d'en faire un
outil de guerre : laquelle je vois chercher plus volontiers,
où elle est le plus esloingnee de mon voisinage) ma maison a merité
assez d'affection populaire : et seroit bien mal-aisé de me
gourmander sur mon fumier : Et j'estime à un merveilleux chef
d'oeuvre, et exemplaire, qu'elle soit encore vierge de sang, et de
sac, soubs un si long orage, tant de changemens et agitations
voisines. Car à dire vray, il estoit possible à un homme de ma
complexion, d'eschaper à une forme constante, et continue, telle
qu'elle fust : Mais les invasions et incursions contraires, et
alternations et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont
jusqu'à cette heure plus exasperé qu'amolly l'humeur du pays :
et me rechargent de dangers, et difficultez invincibles.
J'eschape : Mais il me desplaist que ce soit plus par
fortune : voire, et par ma prudence, que par justice : Et
me desplaist d'estre hors la protection des loix, et soubs autre
sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, je vis plus qu'à
demy, de la faveur d'autruy : qui est une rude obligation. Je
ne veux debvoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité des grands,
qui s'aggreent de ma legalité et liberté : ny à la facilité
des moeurs de mes predecesseurs, et miennes : car quoy si
j'estois autre ? Si mes deportemens et la franchise de ma
conversation, obligent mes voisins, ou la parenté : c'est
cruauté qu'ils s'en puissent acquitter, en me laissant vivre, et
qu'ils puissent dire : Nous luy condonons la libre
continuation du service divin, en la chapelle de sa maison, toutes
les Eglises d'autour, estants par nous desertées : et luy
condonons l'usage de ses biens, et sa vie, comme il conserve nos
femmes, et nos boeufs au besoing. De longue main chez moy, nous
avons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui estoit general
depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens.
    Or je tiens, qu'il faut vivre par droict, et par auctorité, non
par recompence ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux
aymé perdre la vie, que la devoir ? Je fuis à me submettre à
toute sorte d'obligation. Mais sur tout, à celle qui m'attache, par
devoir d'honneur. Je ne trouve rien si cher, que ce qui m'est
donné : et ce pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par
tiltre d'ingratitude : Et reçois plus volontiers les offices,
qui sont à vendre. Je croy bien : Pour ceux-cy, je ne donne
que de l'argent : pour les autres, je me donne moy-mesme. Le
neud, qui me tient par la loy d'honnesteté, me semble bien plus
pressant et plus poisant, que n'est celuy de la contraincte civile.
On me garrote plus doucement par un Notaire, que par moy. N'est-ce
pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagee, à ce, en
quoy on s'est simplement fié d'elle ? Ailleurs, ma foy ne doit
rien : car on ne luy a rien presté. Qu'on s'ayde de la fiance
et asseurance, qu'on a prise hors de moy. J'aymeroy bien plus cher,
rompre la prison d'une muraille, et des loix, que de ma parole.

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