Les fiancés de Venise
lui rendait compte de ses recherches par écrit afin de s’entraîner. Cette nouveauté convenait parfaitement au commissaire qui préférait le papier, d’autant que son subordonné possédait une belle graphie anglaise. Il manquait une virgule ici et là, Tron corrigeait un mot de temps à autre, mais dans l’ensemble, il avait le sentiment que Bossi réussirait avec brio les épreuves d’admissibilité.
Le rapport établissait, dans une langue administrative agréable et un peu vieillie, que Gutiérrez avait sa résidence principale à Rome et que, depuis un an environ, il se rendait toutes les six à huit semaines à Venise où il descendait toujours au Danieli . À deux occasions, il était venu en compagnie de son épouse, mais en règle générale, il voyageait seul. Bossi devait avoir interrogé le veilleur car il avait appris que le diplomate passait souvent la nuit non dans sa luxueuse suite princière, mais à l’extérieur. Où ? Chez Mlle Slataper ?
Il n’était pas exclu qu’il fût le mystérieux amant de la jeune femme. Seulement, quel motif l’aurait soudain poussé à s’afficher avec elle alors qu’il s’était jusqu’à présent efforcé de garder l’anonymat ? Un tel revirement n’avait aucun sens. L’hypothèse ne tenait pas. Il restait toutefois que le Mexicain devait avoir une bonne raison de passer sous silence deux heures de son emploi du temps. Avait-il menti parce qu’en dépit de ses déclarations, il avait bel et bien suivi Anna Slataper dans son appartement ?
Tron avait renoncé depuis longtemps à croire que chaque détail d’une affaire criminelle, chaque action des personnes mises en cause, s’expliquait de manière rationnelle pour peu qu’on y consacrât le temps nécessaire. En réalité, une enquête regorgeait de détails insignifiants, de hasards absurdes. Vue sous cet angle, la rencontre d’Anna Slataper et de Gutiérrez pouvait très bien être fortuite. Le trou de deux heures avait peut-être une origine futile, voire pas de raison du tout.
Tron essayait de distinguer l’eau du rio di San Lorenzo à travers le brouillard et se demandait quel poids accorder à la mise en garde de la princesse au sujet des relations puissantes de l’ambassadeur. Lorsqu’il entendit frapper, il se retourna d’un mouvement craintif.
— Oui ?
La porte s’ouvrit et l’un des sergents responsables de la cellule au rez-de-chaussée apparut sur le seuil, une jeune fille vêtue d’une cape miteuse à ses côtés. Tron eut le sentiment de la reconnaître.
— Qu’y a-t-il, sergent ?
Il avait pris place derrière son bureau et sortit son pince-nez de l’étui. Le policier s’éclaircit la gorge.
— Il s’agit du meurtre de dimanche.
Surpris, le commissaire se pencha en avant.
— Comment ?
Le sergent désigna la jeune fille du pouce et dit :
— Elle a vu quelque chose. Mais elle ne veut parler qu’à vous, commissaire.
Puis il ajouta :
— Elle s’est fait prendre avec un portefeuille sur la place Saint-Marc.
Après avoir mis son lorgnon, Tron reconnut la petite voleuse. C’était l’orpheline de Santa Maria Zobenigo, Angelina Zolli. Il se leva pour lui avancer un siège et l’invita à s’asseoir.
Quand il eut accroché la cape élimée à côté de sa redingote, il constata que la jeune fille portait la même tenue que pour faire le ménage dans l’église, à savoir une robe en coton marron foncé, pleine de trous, dont les manches bordées d’un ourlet sale s’arrêtaient juste au-dessous du coude. Sans doute ne possédait-elle pas d’autre vêtement – elle devait geler en hiver.
Assise en face du bureau, elle tenait les yeux baissés. Elle avait de longs cils épais et ses cheveux blonds, noués en queue-de-cheval, semblaient devoir se changer en or au cours de la nuit. Dans quelques années, elle aurait les hommes à ses pieds. Tron se demanda si elle en avait conscience.
— Je ne m’étais pas attendu à te revoir si vite, commença-t-il.
Avec un étonnant esprit de repartie, elle dit en levant ses yeux bleus vers lui :
— Et moi, que vous soyez commissaire.
— Ainsi, tu as dérobé un portefeuille sur la place Saint-Marc ?
Elle plissa le front.
— Pas du tout ! Il traînait devant le Quadri . Je l’ai juste ramassé.
— Pourquoi t’a-t-on arrêtée, dans ce cas ?
— Parce que j’étais en train de compter l’argent. Quelle sottise de ma part !
— Y avait-il une adresse ?
Elle
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