Les fiancés de Venise
Miramar.
— Oui, bien sûr, répondit-elle en plissant le front. Pourquoi demandes-tu cela ?
— Parce qu’il est mêlé à un crime.
— Pardon ?
Il hocha la tête.
— Il y a deux jours, une jeune femme a été poignardée dans son appartement sur le rio della Verona. La femme de ménage l’a retrouvée aujourd’hui.
— Un cambriolage ?
— Apparemment non. Nous pensons que la victime connaissait l’assassin.
— Quel rapport avec Gutiérrez ?
— Il a fait sa connaissance par hasard il y a quelques jours et l’a raccompagnée le soir du meurtre. Il prétend l’avoir quittée sur le pas de sa porte vers neuf heures et être rentré directement à l’hôtel. Or, d’après nos calculs, il n’y est arrivé que deux heures plus tard.
— Donc, vous vous demandez ce qu’il a fait.
— Parfaitement.
— Et qu’aimerais-tu apprendre ?
— Tout ce que tu sais. Tu le connais, n’est-ce pas ?
— Oui, de Trieste. L’archiduchesse a fait les présentations et nous avons eu un bref entretien. Il travaille en étroite collaboration avec le Vatican. Sa mission consiste à s’assurer que Maximilien restitue les biens de l’Église. Il va sans dire qu’il pense aussi à ses propres richesses confisquées par Juárez. C’est lui qui a eu l’idée de faire nommer Maximilien empereur et qui tire les ficelles.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De choses et d’autres. Du buffet et du service sur les paquebots de la Lloyd.
— Quelle impression t’a-t-il laissée ?
— Il devait savoir que j’étais veuve, répondit-elle avec une grimace de dégoût. Il fait partie de ces individus qui foncent sur les jeunes femmes dans ma situation. Avec un abominable français de vache espagnole.
Tron ne put s’empêcher de rire.
— Son italien n’est pas bien meilleur. Le crois-tu capable d’un crime ?
— Tu veux dire : capable de poignarder cette jeune femme ?
Il hocha la tête.
— Non ! répondit-elle. Il ne se salirait jamais les mains. Il a bien assez d’argent pour payer un tueur à gages.
— En revanche, tu l’imagines bien commanditer un meurtre ?
— Absolument. Combien de temps as-tu passé chez lui ? demanda-t-elle.
— Vingt minutes peut-être. Ensuite, il a reçu une visite et nous a mis à la porte.
— Quelqu’un que tu connaissais ?
— Non. Mais j’ai entendu son nom. Il s’appelle Scherzbecher.
— À quoi ressemblait-il ?
— Boiteux, de taille moyenne, cheveux bruns, visage de fouine.
— Avec des dents de rongeur ?
— On pourrait le dire ainsi.
— Dans ce cas, je sais qui est ton homme. Il ne s’appelle pas Scherzbecher , mais Schertzenlechner . C’est le secrétaire particulier de Maximilien.
Elle avait de nouveau allumé une cigarette et suivait des yeux la fumée qui se répandait dans le salon. Puis elle reprit sans regarder Tron :
— Tu as conscience, j’espère, que Gutiérrez dispose de puissants alliés ?
— L’archiduc ?
— Pas seulement lui, mais l’ensemble de l’Église catholique. Tous souhaitent le succès de l’entreprise, y compris François-Joseph qui serait ravi de voir son frère prendre le large.
— Et toi ?
— Je ne supporte pas ce Mexicain, mais son action est essentielle au succès de l’affaire.
— Que dois-je en conclure ?
La princesse tapota la cigarette au-dessus de sa sous-tasse sans faire attention.
— Espérons qu’il n’est pour rien dans le meurtre.
11
Dans la cellule bondée où on l’avait enfermée, au rez-de-chaussée de la questure, Angelina Zolli souffrait moins du froid humide qui montait du sol et s’infiltrait par les fenêtres à barreaux que de l’exiguïté. Comme les bancs en bois posés contre les murs étaient tous occupés, les nouveaux venus devaient ou rester debout ou s’asseoir sur les dalles glacées. Elle s’était donc installée entre une femme au maquillage criard qui puait l’alcool et marmonnait des phrases incompréhensibles et un vieux dépenaillé qui fixait ses chaussures sans rien dire et ne leva même pas les yeux à son arrivée. Malgré la température ambiante, il régnait dans la pièce une odeur affreuse de cigarette et de vomi. Elle constata avec chagrin qu’au cours des derniers jours, ses activités annexes ne lui avaient apporté que des ennuis.
Il eût été stupide de prétendre que le portefeuille avec lequel les agents l’avaient surprise sur la place Saint-Marc lui appartenait. Une petite
Weitere Kostenlose Bücher