Les fiancés de Venise
bras.
— Ne dis rien ! Tu es…
Il plissa les yeux et eut l’air de réfléchir un instant. Puis il sourit.
— Tu es Angela Zolli, j’ai raison ?
— Angelina, le corrigea-t-elle.
— Ah oui, c’est vrai. Angelina. Excuse-moi.
Il s’écarta et fit une petite révérence prévenante.
— Entre ! dit-il.
Si elle avait pu voir la cuisine où le vieil homme la conduisit, Mme Pour finir aurait aussitôt poussé les hauts cris – une idée qui fit sourire la jeune fille. Le terme de désordre ne suffisait pas à rendre la réalité. Une spécialiste comme elle remarquait au premier coup d’œil que le sol n’avait pas été balayé ni lavé depuis au moins trois jours. Des assiettes, des tasses et des casseroles sales s’empilaient sur une étagère basse à droite d’un énorme fourneau. Au centre de la pièce, une grande table était pour moitié recouverte de journaux. De l’autre côté se trouvaient une bouteille, un verre à demi plein et une Gazzetta di Venezia grande ouverte. Toutefois, il régnait ici – contrairement à l’escalier, au vestibule et à la cuisine de Mme Pour finir – une agréable chaleur. Angelina n’avait jamais vu de cuisine aussi merveilleuse.
— Je m’appelle Alessandro Da Ponte, se présenta le vieil homme après avoir ôté son tablier et l’avoir jeté sur une chaise.
Il avança un autre siège et invita la jeune fille à s’asseoir d’un geste de la main.
— Tant que la cuisinière n’est pas là, c’est moi qui m’occupe de tout, ici.
Il jeta un regard gêné sur la pile d’assiettes et poussa un soupir.
— Y compris de la vaisselle.
Il ramena les yeux vers elle.
— Tu désires voir le comte ?
— Oui. Est-il là ?
Le domestique secoua la tête d’un air navré.
— Il n’est pas encore rentré. Mais, poursuivit-il sur un ton de conspirateur, tu viens sans doute chercher un peu d’argent ? Je suis au courant. Je peux te donner le montant que tu souhaites. Mais (il pencha la tête vers la gauche), tu veux peut-être commencer par un chocolat chaud ?
Il eut un sourire amusé. Notant sa stupéfaction, il en remit une louche :
— Avec de l’eau ou du lait ?
Ciel ! Déjà, elle ne s’était pas attendue à ce qu’il lui proposât une boisson. Alors, cette alternative la prit tout à fait au dépourvu. Elle ravala sa salive.
— On peut préparer le cacao avec du lait ? s’étonna-t-elle.
— Oui, ou bien avec de la crème, répondit-il d’un air triomphal. Autrefois, on ne prenait que de la crème chez les Tron. Désormais, nous utilisons en général de l’eau. Seuls nos invités ont droit au lait.
— Je me demande quel goût cela peut avoir.
Signor Da Ponte réfléchit un court instant, la tête à nouveau inclinée sur le côté, et finit par avouer en l’observant avec curiosité :
— Veux-tu que je te dise ? Nous n’avons pas de lait. Nous n’en achetons presque jamais.
Il éclata de rire, puis se leva, toujours riant, pour faire chauffer de l’eau.
Néanmoins, Angelina put constater que le cacao qu’il servit après lui avoir versé la somme demandée et fait signer une quittance était le meilleur de sa vie – il faut dire qu’elle n’en avait pas encore bu beaucoup. Tout en le dégustant, elle laissait son regard errer sans gêne (il n’était pas possible de se sentir gêné en présence de signor Da Ponte) à travers l’immense cuisine, sur le fourneau noir de fumée à côté duquel s’empilaient des bûchettes ou sur les vitres dont l’une était remplacée par un bout de carton. Pour un palais…
La question était peut-être insolente ou stupide, mais elle jaillit toute seule :
— Nous sommes dans le palais Tron, ici ?
Pendant un instant, le domestique la regarda, quelque peu déconcerté. Il saisit son verre et leva les sourcils.
— Oui, bien sûr. Pourquoi demandes-tu cela ?
— Parce que je…
Ne sachant comment finir sa phrase, elle s’interrompit et garda un silence embarrassé.
Le vieux monsieur but une gorgée de vin et l’observa.
— Parce que tu t’étais imaginé un bâtiment plus somptueux ?
Elle fit oui de la tête. Alors, il rit de nouveau.
— Nous ne sommes qu’à l’entresol, Angelina ! Dans la partie confortable .
Manifestement, lui aussi aimait cette cuisine mal rangée avec son carrelage sale et sa vaisselle en attente.
— Les salons, continua-t-il, se trouvent juste au-dessus.
Du pouce, il désigna le plafond.
— Si
Weitere Kostenlose Bücher