Les fiancés de Venise
tu le souhaites, je peux te montrer la salle de bal avant ton départ.
Après une brève réflexion, il ajouta :
— Je ne crois pas que la comtesse y soit opposée.
— Chut, elle dort ! murmura signor Da Ponte, l’index posé sur les lèvres.
Après deux autres cacaos, la jeune fille et lui étaient montés à l’étage supérieur et pénétraient à présent dans une pièce sombre, aux dimensions difficiles à déterminer car les murs étaient couverts de miroirs. Une senteur de miel à peine perceptible se mêlait à l’odeur typiquement vénitienne de froid humide et de renfermé.
L’espace d’un instant, Angelina faillit demander qui dormait. Puis elle comprit que le domestique voulait parler de la salle de bal. Bien sûr, elle avait besoin de repos, après des siècles de rires, de flirts et de danses. Elle était vieille et fatiguée. La remarque du majordome lui avait d’abord paru étrange, elle lui semblait maintenant tout à fait convaincante.
Angelina tourna sur elle-même avec lenteur, fascinée par ses propres reflets dans les glaces qui changeaient d’arrière-plan au fur et à mesure qu’elle bougeait. Un énorme lustre en cristal pendait au-dessus d’elle. Malgré la pénombre, elle reconnut au plafond des nuages entre lesquels s’ébattait une volée d’angelots. Elle s’efforça d’imaginer la pièce remplie de visiteurs en habit de fête. Jouait-on de la musique ? Bien sûr, puisqu’on dansait ! Et comment s’éclairait-on ?
— Nous utilisons des bougies, commenta signor Da Ponte, comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Combien en faut-il ?
Elle savait que les bonnes chandelles revenaient cher. C’est pourquoi, chez les Zuliani, on n’utilisait que des lampes à pétrole ou à huile.
— En comptant les candélabres sur les murs, environ trois cents, répondit-il avec une grimace soucieuse, sans doute parce qu’il pensait lui aussi au coût d’un tel luxe.
Soudain, il sembla pris d’un frisson. Il tripota l’écharpe qu’il avait passée autour de son cou avant de quitter la cuisine.
— Nous allumons les poêles trois jours avant le bal, poursuivit-il. Parfois, il fait presque trop chaud. Tu ne peux pas savoir quelle chaleur répandent deux cents convives. Il règne alors une formidable élégance. Presque tous les invités arrivent en gondole par le Grand Canal.
— Et l’escalier ? lâcha-t-elle à nouveau sans réfléchir.
Il resserra le nœud de son écharpe.
— Tu songes au seau et au balai, n’est-ce pas ?
Elle fit oui d’un timide mouvement de la tête. Le domestique n’eut pas l’air fâché par sa question. Il continua d’un ton serein :
— Pour le bal, nous le nettoyons à fond. Exactement comme l’ androne au rez-de-chaussée, tu sais, le vestibule qu’on traverse en descendant de bateau. Le reste, conclut-il en haussant les épaules, n’est qu’une question d’éclairage. Comme au théâtre.
— Est-il vrai que l’impératrice est venue l’an dernier ?
— D’où tiens-tu cela ? s’étonna-t-il.
— Du père Maurice, le curé de Santa Maria Zobenigo. Il m’a rapporté cette rumeur après m’avoir décrit le chemin pour venir.
Signor Da Ponte poussa un petit rire, puis fit une réponse ambiguë.
— Qui sait ? Les invités portaient des masques. Mais viens, dit-il en la prenant par le bras. Il ne faut pas déranger la comtesse.
D’un geste de la main, il désigna une porte à deux battants survolée par quelques anges dorés, jouant de la musique. Sans doute donnait-elle sur le salon.
Deux minutes plus tard, ils prenaient congé dans le vestibule.
— As-tu un message pour le comte ? lui demanda-t-il avec un regard perçant (ou même méfiant ?). Tu n’as pas retrouvé un nouveau détail ?
Pendant un instant, elle se sentit malhonnête, franchement malhonnête – une vraie petite menteuse. Elle hésita, mais finit par secouer la tête. Sa décision était prise. Surtout, songea-t-elle avec entêtement, que ce serait un jeu d’enfant. Elle savait déjà comment s’y prendre.
— Non, j’ai déjà tout raconté au commissaire, prétendit-elle en espérant que le domestique n’avait pas de nouveau lu dans ses pensées.
Elle n’eut aucun mal à sourire. Il lui suffit de se rappeler les chocolats chauds et la cuisine mal rangée.
— Votre cacao était excellent, signor Da Ponte.
1 - Petit campo , placette. ( N.d.T. )
2 - Entrepôt. ( N.d.T. )
3 - Mortier sur lequel
Weitere Kostenlose Bücher