Les fiancés de Venise

celui des autres appartements et encaissé sans reçu ?
    Bossi approuva d’un hochement de la tête. Il feuilleta son carnet avec entrain et reprit la parole.
    — Il était versé à l’avance tous les trimestres. Et comme vous l’avez deviné, il se montait au double de la normale. Sans doute le locataire ne tenait-il pas à ce qu’on pose trop de questions.
    — Que sait sur lui le père Ambrosio ?
    — Il s’agit d’un Croate qui ne parle pas très bien l’italien.
    — Vous l’a-t-il décrit ?
    — Oui. De taille moyenne, cheveux bruns et…
    — Il boite, termina le commissaire.
    Bossi claqua son carnet.
    — Parfaitement ! Le prêtre nous a fourni une description assez exacte de Schertzenlechner.
    — Bien, résuma Tron. Admettons qu’il ait financé l’appartement occupé par Anna Slataper.
    Il réfléchit un instant.
    — S’il était chargé de trouver un nid d’amour à l’archiduc, il paraît naturel qu’il ait agi avec discrétion. La question reste donc de savoir s’il était à Venise dimanche soir.
    Le sergent ne parvint pas tout à fait à refréner un sourire triomphal.
    — Oui, il y était ! Je suis allé à l’embarcadère de la Lloyd. Il figure sur la liste des passagers de l’ Archiduc Sigmund . Il n’a même pas tenu bon de voyager sous un nom d’emprunt.
    — Le commissaire du bord se souvenait-il de lui ?
    — Oui, il le connaît. Schertzenlechner passe sa vie entre Trieste et Venise. Il voyage toujours avec un ordre de mission.
    — Quel genre d’ordre de mission ?
    Bossi dut réfléchir un instant avant de retrouver la réponse.
    — Militaire. Signé par un quelconque lieutenant de vaisseau.
    — Êtes-vous conscient de que ce que cela signifie, sergent ?
    — Que Schertzenlechner fait partie de l’armée ?
    Tron approuva d’un signe de la tête.
    — Probable. Dans ce cas, l’archiduc ne le paie pas sur ses fonds propres, mais sur le budget de la marine. Cependant, l’important n’est pas là. Si le secrétaire particulier est un soldat, nous n’avons pas le droit de l’arrêter ni de l’interroger.
    — Que faire ? lui demanda Bossi.
    Les rides qui se dessinèrent sur son front révélaient qu’il se doutait de la suite. Le commissaire reprit la parole.
    — Nous allons être obligés de céder l’enquête à la marine. Néanmoins, nous allons d’abord écrire un rapport au commandant en chef.
    Le sergent haussa les épaules.
    — Le baron transmettra les informations aux autorités militaires qui étoufferont l’affaire.
    — Non, rassurez-vous.
    Tron jeta un coup d’œil sur la chemise contenant les poèmes de Spaur ainsi que ses traductions. Soudain, plus rien n’avait d’importance. Il eut un rictus vengeur.
    — Nous allons poursuivre nos recherches pendant un petit moment. Finalement, nous ne pouvons pas savoir que Schertzenlechner fait partie de l’armée puisqu’il se promène en civil. Et nous allons attendre quelques jours avant d’aller au rapport.
    — Que voulez-vous entreprendre dans l’intervalle ?
    — Parfaire notre compte rendu.
    — Par quel moyen ? demanda Bossi avec une mine sceptique.
    — Nous allons chercher des preuves tellement irréfutables que ni le baron ni aucun procureur ne pourra fermer les yeux.
    — Comment avez-vous l’intention de vous y prendre ?
    Tron saisit la pochette et se leva. Ces quelques feuilles de papier pesaient lourd. Il dit :
    — Nous disposons d’un appât auquel Schertzenlechner ne pourra résister, j’en suis sûr.
    1 - Petite place. La Piazzetta longe le palais des Doges. ( N.d.T. )

15
    Angelina trouvait que l’arrière du palais Tron n’avait rien d’impressionnant. À vrai dire, il ne faisait même pas penser à un palais. À l’exception de deux petites fenêtres en ogive à moitié bancales, le mur ne présentait aucun ornement. Le grand portail surmonté d’un blason taillé dans la pierre aurait pu faire de l’effet si le lion des armoiries n’avait pas été traversé par une énorme fente et si le campiello 1 Tron, la minuscule place qui portait son nom, n’avait pas été entourée de façades écaillées, reliées par des cordes à linge.
    À son grand soulagement, la pluie continue depuis le matin avait cessé une demi-heure auparavant. L’air restait néanmoins chargé d’humidité et l’eau brillait encore sur les murs. Deux gamins vêtus de loques faisaient voguer un petit bateau en liège sur la mare boueuse qui s’était