Les fils de Bélial

fondaient ; leurs sueurs dispersées s’assemblaient en rigoles infinies pour devenir ruisseaux et grossir les rivières. Au pays tourmenté de Zaldiaran succédait une campagne où il devait faire bon vivre du début du printemps au fin fond de l’automne.
    Ce fut Paindorge qui, à travers le piétinement des sabots, discerna des bruits suspects.
    –  Messires, dit-il à Audrehem. Villaines et don Tello qui chevauchaient côte à côte, arrêtez-vous… Oyez ce qui semble errer non loin de nous.
    On entendit des meuglements et bêlements ainsi que, parfois, des grincements d’essieux privés d’axonge.
    –  Les Goddons, dit Audrehem. La plaine où nous sommes doit s’affaisser quelque part. C’est pourquoi nous ne voyons pas nos ennemis. Dieu m’est témoin qu’ils cherchent un gîte et qu’ils s’arrêteront pour reposer toutes ces bêtes.
    –  Peut-être, dit don Tello, attendront-ils le gros l’armée… Où est Bertrand ?
    –  Là, dit le Bègue de Villaines en désignant une pinède dont l’une des cornes s’enfonçait profondément dans la plaine. Il peu-peut… leur couper... le passage.
    Dans la crainte, Villaines recouvrait une élocution quasi parfaite.
    –  Que faisons-nous ? demanda Audrehem. C’est Felton qui passe, là-bas.
    –  Avançons droitement… Armons-nous de défiance.
    Étant frère du roi, don Tello porta ses bras en avant montrant ainsi qu’il entendait exercer le commandement.
    On avança rectilignement à sa demande sans voir les fourrageurs de Felton. Cependant, alors que la compagnie avait couvert une lieue, un coureur que don Tello avait envoyé en avant revint à bride abattue vers ses chefs : il avait aperçu à l’orée d’un bois, le long d’un ruisseau, quelques pavillons ennemis ainsi que des bannières dont les couleurs et les meubles furent immédiatement reconnus par Audrehem, Villaines et Tristan.
    –  Trois veaux ; deux en haut, un en bas, séparés par une fasce de gueules, dit le coureur dont la formulation fît sourire Villaines.
    –  Calveley ! s’extasia Audrehem. Ainsi, il est parmi eux… Les autres ?
    –  D’argent à une pile de gueules.
    –  Chandos.
    –  Il y a aussi, messires, un écu d’argent et d’azur frappé d’une rose rouge.
    –  Lancastre.
    –  Allons les voir de près, décida don Tello, car je suppose que moult autres grands seigneurs sont avec Lancastre (477) .
    –  Et Felton ? s’étonna Villaines.
    –  Plus tard.
    Il y eut une nouvelle concertation, les désaccords s’atténuèrent et ce fut le «  Vamos a ver  » décisif. Chacun des prud’hommes voulant précéder ses pairs, l’allure devint vive. Tristan et son écuyer se trouvèrent entourés d’hommes d’armes à cheval. Tous, issus du commun, n’avaient pour parage que leur vaillance. Des groupes s’essaimèrent qui vers les bois, qui vers des pâquis dont l’herbe drue mêlée d’un peu de neige seyait aux foulées des chevaux.
    Tristan et Paindorge demeurèrent au centre.
    –  C’est Tello qui nous conduit, messire. Je ne vois plus Audrehem, son nieps 231 et Villaines.
    Ils devaient être à l’arrière. Maints chevaliers français n’ignoraient pas qu’Audrehem arrivait toujours au bon moment dans les batailles : quand le sort penchait pour la bannière aux lis. Il était même advenu que, se trouvant à proximité d’une presse mortelle, le maréchal n’y eût pas pris part sous des prétextes aussi avantageux que sa personne. À Brignais, sa pusillanimité avait été si patente qu’on pouvait lui donner un diffamatoire.
    –  Croyez-vous que nous trouverons Lancastre ?
    –  Si nous manquons ce coup, il saura nous trouver.
    Le froid vif s’insinuait entre les plates des armures.
    Il traversait les jointures des gantelets et la basane ouvrant les paumes des mains.
    –  Sommes-nous, messire, en suffisance ?
    Mieux valait répondre par un geste évasif. Deux longues journées de cheval, trois peut-être, suffisaient-elles, pour pénétrer en France. Cinq ou six pour se trouver en vue de Castelreng. «  Voir père et le serrer dans mes bras. Saluer Aliénor comme une gentilfame. Voir mon prétendu frère et rejoindre Luciane… Pour cela être vivant ! » Si la plupart des Anglais de Felton étaient des archers, l’escarmouche serait chaude pour les deux partis. À moins que l’attaque ne fut rondement menée. Or, que valait Tello en tant que capitaine ?
    –  À senestre ! hurla Paindorge.
    Une