Les fils de Bélial
l’arthrite hantaient ses membres, du moins ses bras. On disait que tel Baudoin le Lépreux, il se faisait porter, la plupart du temps, dans une litière à la caisse rembourrée de soieries et de peaux de bêtes, mais qu’il hésitait peu à se faire hisser sur un cheval – pauvre cheval ! – pour prendre part, de loin, aux combats dans lesquels il engageait ses hommes. Comment un tel mastochs – un tel bœuf à l’engrais -pouvait-il avoir des velléités amoureuses et comment la divine Jeanne de Kent les pouvait-elle encourager, sinon les satisfaire. Et puisqu’il était question d’amour ou de son simulacre, Édouard le Jeune n’était pas de ces princes qui offraient de l’amour en échange de la haine, de la compassion en échange de la vertu. Il ne concevait point la cruauté comme une tare et le pardon comme une nécessité.
– Approchez !… Êtes-vous de ces chevaliers couards dont la France regorge ?
– Non, monseigneur… Je me tiendrai droit et debout, sans crainte, si l’on offre un siège à mon écuyer.
D’une cliquette du pouce et de l’index, le prince obtint une escabelle sur laquelle on assit Paindorge, -lequel ne manqua point d’exprimer sa gratitude par une ébauche de révérence.
Édouard sourit avec une bénignité qui ne semblait pas que d’apparence.
– Mes mires vous soigneront, écuyer.
– Soyez-en regracié, monseigneur.
Chez ce prince bouffi de mauvaise graisse et d’orgueil, l’amour exorbitant du grandiose s’accouplait au goût immodéré des dépenses voluptuaires. Il avait tendance à exagérer tout ce qu’il décidait en bien ou en mal. Son imagination, peu féconde, était avant tout dominatrice. Grâce à ses conseillers, il voulait s’imposer comme une espèce de magicien fastueux, et, ce matin-là, son attitude était celle d’un nécromancien au sortir d’une nuit pénible : il l’avait passée à évoquer les ombres de ses victimes, à fouiller vainement les arcanes de la mort, à tenter de découvrir la formule qui, promptement, mettrait un terme à la putréfaction interne de son corps. Tête basse, il se plongea dans une méditation dont ses hommes liges n’eurent aucun souci. Vers quoi ou vers qui galopait une imagination hallucinée qui, après s’être délectée des palais somptueux de Bordeaux, puait le sang, la rosée infectée de pus et d’excréments, les quauquemaires 342 et les vertiges funèbres ?,
« S’il me reconnaît », redouta Tristan, « il se montrera intraitable. »
Au château de Cobham – comme c’était loin ! – il avait deviné le prince lancé à corps perdu dans une passion pour la belle Jeanne qu’il venait d’épouser contre la volonté de son père. Maintenant que l’amour s’était débilité conséquemment à la laideur d’un corps que la belle épouse et lui-même ne pouvaient voir sans répulsion, le futur roi d’Angleterre ne disposait plus que d’un seul amour, né, précisément, de ses déconvenues conjugales : la guerre. L’ardeur belliqueuse qui se révélait soudain dans le long frémissement de cette montagne de chair qu’était ce corps princier, n’était due qu’à un amoncellement de dépits. « Il a troqué son braquemart contre une épée ! » La victoire de Nâjera ne suffirait point à ce potentat. Il allait s’attaquer aux séquelles 343 d’Enrique.
Une longue cillose remua les lourdes paupières. Les joues blettes rosirent sous le flux d’un émoi dont Tristan augura l’effet dévastateur. Le regard furibond, le menton mou entre les pans de la moustache épaisse prit de la fixité ; la bouche s’avança et la phrase jaillit, d’autant plus redoutable qu’elle était brève :
– Vous, je vous reconnais !
Abaisser son regard eût été se perdre, attester d’une infériorité flagrante – et condamnable dans une confrontation désespérante.
– C’est vous qui aviez machiné mon enlèvement au château de Cobham !
Édouard fronçait les sourcils davantage pour scruter le visage de cet ennemi qui, lui, n’avait point changé, que par un ressentiment soudain réapparu et porté à son comble.
– C’est moi, monseigneur.
– Une belle appertise d’armes 344 en vérité ! La bonne chance m’a sauvé, la male chance vous a infligé un échec sanglant.
La plupart des chevaliers et écuyers anglais ignoraient tout de cette malaventure. Aucun de ceux qui l’avaient vécue ou qui en avaient été informés ne
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