Les fils de Bélial

lui sauf sa volonté de vivre.
    –  Je ne suis point parjure, sire Édouard ! Je n’ai point pris les armes contre vous qui n’êtes pas le chef de l’armée, mais contre don Pedro, à la solde duquel vous êtes venu en Espagne…
    C’était la vérité. Elle pouvait blesser le prince, or, il en sourit.
    –  Eh bien, sire, puisque vous ne commandez point ici, mais n’y êtes venu que comme un soudoyer, ce n’est point contre vous que j’ai combattu mais contre le seul Pedro qui a livré cette bataille.
    Pèdre bondit hors de ses accoudoirs, l’épée haute, bavant de fureur et de haine :
    –  C’est donc moi qui te vais juger. Approche! Approche !
    Édouard se tourna vers son allié. D’une voix brève méprisante et imposante à la fois, il lui enjoignit de se taire.
    –  Nos chevaliers vont statuer. Or, pas plus que je ne saurais m’opposer à leur sentence, vous ne pouvez vous mettre en travers.
    L’argumentation d’Audrehem, offensante ô combien paraissait à Tristan peu convaincante. Il ne l’eût point acceptée. Mais c’était oublier que le maréchal jouissait auprès des Goddons d’une réputation sans tache. Les douze juges, formant un cercle, se consultèrent Leur prompt verdict fut une absolution à l’unanimité. Le prince admit cette décision qui, sans lui enlever le mérite de la journée de Nâjera, mais en accordant le bénéfice du commandement à Pèdre, le réduisait au rang qu’Audrehem lui avait imputé : un soudoyé sinon un mercenaire. Lors des prochains dîners qu ’il offrirait à Bordeaux, il saurait, en contant plaisamment cet outrage et ce jugement inique, faire s’ébaudir ses commensaux et sourire les amies de sa belle épouse 348 .
    –  Nous n’aurons pas cette bonne chance, Robert, mais nous avons, céans, un chevalier qui nous aime : Calveley. Nous avons servi notre roi dans une mission périlleuse à Cobham. Nous ne devons pas en rougir.
    –  Qui vient de juger Audrehem, messire ?
    –  J’ai entrevu Chandos et Guichard d’Angle…
    Le maréchal revenait, superbe, le sourire à peine moins brillant que sa cuirasse :
    –  Avez-vous bien ouï ce que je lui ai dit ?
    « Certes », acquiesça Tristan de la tête. « Tu avais la bouche grande ouverte mais on n’eût pu passer entre tes fesses la moindre feuille de parchemin. Et sans tes braies, les coulles te fussent tombées jusqu’aux genoux. »
    –  Me faire ainsi traiter, moi, maréchal de France !
    Tout en acquiesçant encore, Tristan essaya d’imaginer la tête de cet homme tout froissé d’armes quand Charles V, doucement, l’inviterait à se démettre de sa charge au profit, peut-être, de Guesclin.
    –  Votre rançon sera lourde.
    –  J’ai sauvé ma vie, Castelreng. Le roi m’aidera.
    –  Vous avez cette bonne chance, messire, de pouvoir compter sur lui. Mais combien sommes-nous qui ne pouvons nous recommander de personne !
    –  Plaie d’argent n’est pas mortelle.
    Et voilà ! Le gros Arnoul s’en tirait par une jengle (518)  !
    Là-bas, les prisonniers passaient devant Édouard. C’était un défilé triste et humiliant, mais du moins, il n’était, à son terme, question que de rançon. En sauvant sa tête, il semblait qu’Audrehem eût relevé toutes celles de ces vaincus. L’espérance avait le poids et le brillant de l’or et, comme l’affirmait le maréchal, plaie d’argent n’était pas mortelle.
    Tristan et son écuyer s’assirent dans l’herbe, le dos tourné vers ces captifs dont certains défendaient ardemment leur participation à la bataille. Leur honneur avait été bafoué, mais il subsistait, et leur vaillantise ne pouvait être contestée.
    Un homme s’approcha. Il avait conservé son camail sur sa tête, de sorte qu’on ne voyait de son visage que les sourcils noirs et touffus, les joues creuses, les pommettes aussi aiguës que le nez assez court, la bouche à l’aspect dédaigneux et le menton étroit et glabre. Il était grand, solide, et son armure semblait trop exiguë pour lui. Sans doute l’avait-il grippelée sur un mort lors d’une bataille ancienne.
    –  On m’a dit que vous étiez le gendre d’Ogier d’Argouges.
    Tristan se soucia peu d’apprendre par qui cet inconnu, au service de Pèdre et du prince d’Aquitaine, avait obtenu cette information.
    –  Je le suis, en effet… J’ai eu ce grand honneur.
    Ainsi, quant au fond, les choses étaient dites. Les yeux sombres ne le quittaient pas,