Les fils de Bélial
Tristan, lui, se retint. Le verbiage du Breton signifiait qu’il trouvait l’humeur du roi inacceptable. Pour lui, toute clémence envers les Juifs et les Mahomets était chose inadmissible. Cet homme sans imagination – sauf dans les embûches – ne pouvait comprendre qu’en voulant se concilier les Juifs de Séville, le nouveau souverain tenait à consolider son trône. Séville était la retraite chérie de Pèdre, une cité où on le respectait peut-être encore. Compter sur les Juifs n’était pas dans l’esprit retors du Trastamare l’ébauche d’une accointance fructueuse, mais un signe élémentaire de sagesse.
Matthieu de Gournay sortit des rangs où de bon ou mauvais gré il s’était laissé enfermer :
– Lequel de vous me demeurera en otage ?
Insoucieux du regard que Guesclin lui lançait, il réaffirmait sa prérogative.
– Je serai votre otage, dit Daniel.
En fait, il s’adressait à Henri : protégé par le roi, il n’avait rien à craindre. Les deux Juifs firent serment de tenir loyalement le marché. Turquant allait sauter sur son cheval quand Guesclin s’avança et le retint par sa ceinture.
– Attends !… Tu peux t’enfuir si nous te laissons seul.
– J’ai promis.
– Promesse de Juif ne vaut pas un clou… Castelreng, suis-le comme son ombre… À pied, sans ta bannière… Conserve ton épée : si tu sens chez ce circoncis quelque malivolance, perce-le et reviens… Nous reprendrons nos apprêts là où nous les avons laissés… N’est-ce pas, monseigneur ?
Henri approuva et joignit ses mains :
– Sire Dieu, dit-il les yeux au ciel, si j’avais Séville en mon pouvoir sans coup férir, j’aurais bientôt toute l’Espagne.
– Vous l’aurez, dit Guesclin, de bon gré ou de force !
*
À chaque pas, les murailles semblaient grandir. Tristan, qui pataugeait dans la boue, n’avait échangé aucun mot avec Turquant depuis leur départ du camp et l’au-revoir moqueur du Breton.
Sitôt dans la haute ceinture de pierre et de brique, le Sévillan s’immobilisa comme s’il redoutait soudain d’échouer dans son ambassaderie et de se faire lapider par ceux de sa race.
– Ce Guesclin veut ma mort, messire, j’en jurerais.
Comme deux larmes – sincères ou non – roulaient sur les joues pelues du Juif, Tristan fut enclin à le rassurer, mais ce que cet homme avait été pour Pèdre dans un récent passé l’incita plutôt à la rigueur envers lui :
– Allons, messire !… Êtes-vous un homme ?… Nous ne sommes pas devant le mur des lamentations…
Lorsque Pèdre régnait en despote enjuivé, ce conseiller qui ne manquait sûrement pas de clairvoyance et d’orgueil, l’eût sans doute traité de tout son haut. Il ne fallait ni s’apitoyer sur son sort ni se montrer d’une rigueur extrême.
– Pèdre est parti en hâte. Il avait pensé que l’Alcâzar lui serait un sûr refuge. De quelques-unes des fenêtres, il suivait les mouvements de vos compagnies. Une insurrection a eu lieu contre lui. Il a craint de périr par la main même de ceux qu’il avait enrichis. Une Juive – eh oui, je vous l’avoue sans détour – une Juive est allée partager sa couche. Je la connais. Je sais qu’elle l’a mis en garde contre Daniel et moi-même et contre tous les Juifs et Chrétiens de Séville. En partant, non sans nous avoir menacés, le roi nous a dit qu’il se rendait à Grenade et qu’il obtiendrait l’alliance des Mahomets… C’est ce qui a mécontenté la plupart des Sévillans.
– Je crois, dit Tristan, qu’au lieu d’aller à Grenade, Pèdre se réfugiera en Portugal, à moins qu’il n’aille en Aquitaine circonvenir le prince de Galles dont l’aide lui serait plus précieuse encore que celle des Mahoms…
Turquant se garda d’approuver cette conjecture.
– Je crois que je vois juste, messire.
– Pourquoi, messire chevalier, en êtes-vous si certain ?
– Parce que je n’ai reçu aucune objection de votre part.
Ils étaient à vingt pas des murs en haut desquels des hommes, des femmes et des enfants s’appareillaient pour la défense.
– Mucho ânimo, Francés 98 ! cria une femme.
– Mira, Francés ! 99 hurla un homme en remuant une lame d’épée au-dessus des têtes.
Turquant interpella dans une langue vive, ardente, cette population décidée à défendre sa ville. Sans doute lui donnait-il des garanties sur son avenir immédiat. Tourné vers son accompagnateur, il lui
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