Les fils de la liberté
salve d’honneur de dix-sept coups de canon tirés par des navires de guerre. La soirée avait été intitulée la Mischianza , un mot italien signifiant « mélange » et qui semblait avoir été choisi comme prétexte pour que les esprits les plus créatifs de l’armée britannique et de la communauté loyaliste donnent libre cours à leur imagination afin d’organiser un gala en l’honneur du général Howe. Ce dernier venait de démissionner de son poste de commandant en chef et serait bientôt remplacé par sir Henry Clinton.
— Je suis navré, ma chère, murmura John.
— De quoi ?
— Mais… connaissant vos opinions, j’imagine qu’il doit être douloureux pour vous d’assister à toute cette… cette… (Il désigna d’un geste discret l’étalage de mets somptueux)… cette débauche de luxe et cette pompe fastueuse dont le seul but est de…
— Jubiler ? achevai-je pour lui. Cela pourrait l’être mais non, ça ne me dérange pas. Je sais comment cela va se terminer.
Il cligna des yeux ahuris.
— Et comment cela se terminera-t-il ?
Mon don de prophétie était rarement un cadeau bienvenu. Toutefois, en ce cas précis, je pris un malin plaisir à lui dire la vérité.
— Mal pour vous. Enfin, pas pour vous personnellement mais pour l’armée britannique. Elle perdra la guerre dans trois ans. Cela vaut bien un paon doré, non ?
Il esquissa un sourire.
— En effet.
— Fuirich agus chi thu .
— Pardon ?
— C’est du gaélique, expliquai-je. « Attendez voir ! »
— J’y compte bien, m’assura-t-il. En attendant, permettez-moi de vous présenter le lieutenant-colonel Banastre Tarleton, de la légion britannique.
Il inclina la tête devant un jeune homme petit et noueux qui s’était approché de nous, un officier des dragons en uniforme vert sombre.
— Colonel Tarleton, je vous présente mon épouse.
— Lady Grey.
Le nouveau venu se cassa en deux et baisa ma main de ses lèvres rouges et pulpeuses.
— Les festivités vous plaisent-elles, milady ?
— J’attends avec hâte le feu d’artifice, répondis-je.
Ses yeux rusés ne perdaient pas une miette de ce qui se passait autour de lui. Sa bouche sensuelle se tordit légèrement mais il finit par sourire et passa à autre chose, se tournant vers lord John.
— Mon cousin Richard vous envoie ses plus chaleureuses salutations.
John parut sincèrement touché. Il m’expliqua :
— Richard Tarleton était mon porte-étendard à Crefeld.
Concentrant à nouveau son attention sur le jeune officier, il demanda :
— Comment se porte-t-il ?
Ils se lancèrent aussitôt dans une conversation détaillée sur les commissions, les promotions, les campagnes, les mouvements de troupes et la politique du Parlement. Je m’éloignaidiscrètement. Ce n’était pas par ennui mais par diplomatie. Je n’avais pas promis à John de ne plus transmettre des informations utiles. D’ailleurs, il ne me l’avait pas demandé. Mais la délicatesse et le sentiment de lui être redevable m’interdisaient de les obtenir de lui, ou directement sous son nez.
Je me frayai un passage dans la salle de bal, admirant les robes. Bon nombre étaient importées d’Europe, le reste était copié sur des modèles européens dans les tissus que l’on pouvait se procurer localement. Les soies brillantes et les broderies étincelantes offraient un tel contraste avec le homespun et la mousseline auxquels j’étais habituée que le spectacle me paraissait quasi irréel. Cette impression de me trouver dans un rêve était encore accentuée par la présence de chevaliers en surcots et tabards, certains tenant un heaume sous le bras (les festivités de l’après-midi avaient inclus un simulacre de joute moyenâgeuse), et de convives portant des masques et des costumes extravagants dont je présumais qu’ils participeraient plus tard à une représentation théâtrale.
Mon attention fut de nouveau attirée vers le buffet où étaient exposés les plats les plus spectaculaires : le paon, sa queue déployée en roue, occupait la place d’honneur mais il était flanqué d’un sanglier entier posé sur un lit de choux (il dégageait une odeur si délicieuse que mon estomac se manifesta bruyamment) et de trois énormes tourtes au gibier décorées d’oiseaux farcis. Ces derniers me rappelèrent subitement les rossignols farcis du dîner avec le roi de France et mon appétit s’évanouit aussitôt dans un haut-le-cœur.
Je me tournai
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