Les fils de la liberté
Tu comprends, alors. Il en va de même pour Denzell Hunter. S’il est prêt à risquer sa vie, ma tâche est de veiller à ce que l’enjeu en vaille la chandelle.
Je tentai de reprendre ma main.
— Tu oublies que dans ce genre de jeu, le gros lot c’est souvent une balle dans la tête. On ne t’a jamais appris que c’est toujours la banque qui l’emporte ?
Il ne me lâcha pas et caressa doucement le bout de mes doigts avec son pouce.
— C’est vrai, mais tu évalues tes chances et c’est toi qui coupes le jeu de cartes, Sassenach . Et il ne s’agit pas que de hasard.
L’aube approchait et la lumière changeait ; les objets émergeaient peu à peu de l’obscurité, leurs contours virant du noir au gris puis au bleu.
Son pouce glissa dans le creux de ma paume et je refermai involontairement mes doigts autour de lui. J’observai en silence ses traits se révéler peu à peu. Nous aurions dû dormir mais, d’ici peu, l’armée allait se réveiller autour de nous.
— Je me demande pourquoi les femmes ne font pas la guerre.
Il posa sa main rugueuse sur ma joue.
— Vous n’êtes pas faites pour ça, Sassenach . Et puis, ce ne serait pas juste ; vous les femmes, vous emportez tellement plus de choses partout où vous allez.
— Que veux-tu dire par là ?
Il hésita, semblant chercher ses mots.
— Quand un homme meurt… il part seul. Un homme en vaut un autre. Certes, une famille a besoin d’un homme pour la nourrir, la protéger. Mais n’importe quel homme honnête peut le faire. Une femme… (Ses lèvres remuèrent sous mes doigts, un léger sourire.) Une femme est une infinité de possibilités.
— Idiot, murmurai-je doucement. Si tu t’imagines qu’un homme en vaut un autre…
Nous restâmes silencieux un long moment, regardant la lumière croître.
— Combien de fois l’as-tu fait, Sassenach ? demanda-t-il tout à coup. Combien de fois, entre la nuit et l’aube, es-turestée assise auprès d’un homme en tenant sa peur dans le creux de ta main ?
— Trop de fois.
Mais ce n’était pas vrai et il le savait. Je perçus une pointe d’humour dans son souffle. Il retourna ma main et suivit de son pouce les monts et les vallées de ma paume, les articulations et les cals, la ligne de vie, la ligne de cœur, la masse lisse et charnue du mont de Vénus où la cicatrice en forme de « J » était encore légèrement visible. Je l’avais tenu dans le creux de ma main pendant la meilleure partie de ma vie.
— Ça fait partie de mon travail, ajoutai-je en affectant le détachement.
— Tu crois que je n’ai pas peur quand je fais mon travail ?
— Oh que si, mais tu le fais quand même. Tu es un joueur invétéré… et le plus grand jeu de tous, c’est la vie, n’est-ce pas ? La tienne mais peut-être aussi celle de quelqu’un d’autre.
— Oui, dit-il songeur. Tu sais de quoi tu parles. Je ne suis pas tellement inquiet pour moi. Après tout, je me suis rendu utile ici et là. Mes enfants sont adultes, mes petits-enfants sont en bonne santé… C’est le plus important, non ?
— Oui.
Le soleil s’était levé. J’entendis un coq chanter au loin.
— J’ai donc moins peur qu’avant, reprit-il. Cela ne veut pas dire que j’aimerais mourir, bien sûr, mais je partirais avec moins de regrets. D’un autre côté, si j’ai moins peur pour moi, je suis plus réticent à tuer des hommes jeunes qui n’ont pas encore vécu leur vie.
Je devinai que ce serait là sa seule justification pour avoir laissé Denzell Hunter partir.
Je me redressai et ôtai les brins de foin de mes cheveux.
— Que comptes-tu faire ? Tu vas évaluer l’âge des hommes qui te tirent dessus ?
— Mmm… difficile, admit-il.
— J’espère sincèrement que tu ne vas pas te laisser abattre par le premier freluquet venu pour la seule raison qu’il n’a pas eu une vie aussi remplie que la tienne.
Il se redressa à son tour, l’air sérieux.
— Non, je le tuerai. Mais cela me perturbera davantage.
17
Le jour de l’indépendance
Philadelphie, 4 juillet 1777
Grey n’était encore jamais venu à Philadelphie. Mis à part ses chaussées déplorables, c’était une ville plutôt agréable. L’été avait orné les arbres d’immenses couronnes verdoyantes. Quand il marchait dans les rues, il était saupoudré de fragments de feuilles et la sève par terre poissait les semelles de ses bottes. Peut-être l’air fébrile était-il responsable de l’état d’esprit
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