Les fontaines de sang
qu’il eût connus ainsi qu’au plus pur des sublimes exploits. Il regretterait toute sa vie de n’avoir pu aider un tel homme… Mais n’était-ce pas le Très-Haut qui l’avait éloigné pour que ce sacrifice atteignît une perfection qui vaudrait à Ogier d’Argouges une éternité de bonheur ?… Pauvres funérailles ! Les oiseaux chantaient. Les cyprès et les ifs inclinaient leurs têtes vertes au vent chargé de poussière. Une pierre lancée au-delà des murs était tombée sur le ventre de la victime comme un geste irrespectueux avant qu’elle ne fût ensevelie…
Tristan sentit ses yeux le picoter encore.
– Pas même un presbytérien de chez nous pour dire quelques mots sacrés.
– Frère Béranger s’était proposé.
– Oui, Robert… Il n’a d’un prêtre que la bure. C’est pourquoi je l’ai récusé… Quant au moine espagnol, il nous a refusé la prière des morts ! Il nous prenait pour des malandrins de la même espèce que tous ces linfars.
– Hélas ! dit Yvain Lemosquet, nous en avons l’apparence.
– Quand j’étais jeunet, à Castelreng, la guerre me s emblait un jeu où l’on s’épuisait, se multipliait, se magnifiait comme le mercure dans la retorte 370 de l’alkemiste. Mon père disait d’ailleurs que j’avais du vif-argent dans les veines… Je hais la guerre et je la fais !
– Celle-ci, dit Yvain, est mauvaise.
– Il n’y a pas de bonne guerre, et celle-ci est la pire de toutes.
Tristan caressa l’encolure d’Alcazar. Pour le moment, tout ce qui n’était pas le défunt se résorbait dans des larmes qu’il ne pouvait refouler.
– Prenez bien soin de Malaquin. Ogier l’aimait bien.
Ainsi commençait-il à parler familièrement de son beau-père.
Sitôt qu’ils furent hors de la ville, Lebaudy attira leur attention :
– Voyez ce geniteur 371 , là-bas, qui nous regarde passer !
L’homme était jeune, brun, le teint blafard, apparemment court sur pattes, étroit du bassin et râblé. Il montait un cheval bai, cendré aux yeux et au nez, grisonné aux pâturons, l’humérus court, l’encolure assez mal greffée.
– Première fois que je le vois, dit Paindorge.
– Il porte dans son dos, plutôt qu’une arbalète, une guiterne qui doit bien avoir quatre cordes.
– Il vient vers nous, dit Jean Lemosquet.
L’inconnu s’approchait au pas de sa monture. Il ôta son galeron et s’inclina sans trop de cérémonie :
– Messires, mon nom est Juan Serrano. J’ai rejoint l’ost peu avant Briviesca… Je me disais que la cause d’Enrique de Trastamare était juste. J’ai vu ce qui s’est commis… J’ai même assisté au trépas du seigneur français…
D’une main, Serrano parut chasser une mouche posée sur son nez. En fait, il éloignait d’affligeants souvenirs.
– J’ai vu comment, messire…
– Castelreng, dit Paindorge. Tristan de Castelreng.
– J’ai vu, messire Castelreng, comment vous avez vaincu cet arbalétrier. Ce chevalier était digne de votre amitié.
– Il était mon beau-père.
– Ah !… Si vous y consentez, je chanterai ses mérites… Je ne sais gagner mon pain qu’en célébrant les appertises des seigneurs que j’admire. Il me plairait, si toutefois vous voulez bien y consentir, de vous suivre quelques lieues, voire quelques jours.
– Joins-toi à nous, compère. Nous avons perdu un preux, nous gagnons un trouvère. Il eût été content, sans doute, de se voir un tel remplaçant !
Le genet, bien qu’un peu froid de l’épaule, amblait avec l’aisance d’une haquenée. Il humait le vent à pleins naseaux et regardait plutôt le ciel que le sol bosselé, si rude que les mille et mille fers des compagnies ne parvenaient point à l’ameublir. Au contraire.
– Burgos, dit Serrano de son accent chantant. C’est là qu’il sera couronné. Il se peut que don Pèdre y soit encore.
– Crois-tu, dit familièrement Paindorge, que ses guerriers et les manants qui sont pour lui résisteront aux… mercenaires du Trastamare ?
– Ce que je crains, messires, c’est que votre… intrusion ne soit pire qu’à Briviesca. Il y a des milliers de Juifs à Burgos.
Il était inutile d’en dire davantage.
On avança dans des champs stériles d’où des nuages de corbeaux s’envolaient. Il faisait froid. Tristan sentait parfois tous les regards fixés sur sa personne. Il regardait, lui, les mottes dures, les cailloux, les rochers affleurant une terre inclémente. De
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