Les fontaines de sang
chariots robés, les uns et les autres, à Briviesca sans que l’alcade eût tenté de s’y opposer. Les chevaux pouvaient paître une herbe haute et fraîche et s’abreuver dans un rio dont les eaux mouvementées leur nettoyaient les jambes, des sabots jusqu’aux canons.
Tristan laissa ses compagnons s’occuper d’Alcazar, de Carbonelle et des autres roncins. Tandis qu’il errait parmi des groupes réunis autour des pitanciers, certains hommes, d’un geste ou de la voix, le complimentèrent pour une revanche qu’il détestait.
« Si seulement ce culvert avait essayé d’aimer son père plutôt que de le haïr ! »
La perte d’Ogier d’Argouges ne cessait de brûler son cœur et sa mémoire. Certes, il était en étroite accointance avec Paindorge et les soudoyers de Gratot. Il n’en demeurait pas moins seul.
Comme il passait devant les chevaliers de France dont les rires le hérissèrent, Audrehem lui fit un signe et le congratula :
– Je suis bien aise, Castelreng, que vous ayez prouvé que vous êtes un homme de bien.
En était-il un, lui, ce gros Arnoul ? À Briviesca, il avait été un des tout premiers à la curée.
– Un noncierre 372 nous a appris que Pèdre avait quitté Burgos.
– Ah !
– Trouverons-nous, Castelreng, la cité à portes fermantes ? Y ferons-nous un triomphe ? Quel est votre sentiment ?
Il était curieux, voire anormal, que cet homme sans cœur parlât de sentiment !
– Messire, c’est aux Espagnols et particulièrement à don Henri qu’il convient de poser une question pareille.
Un commandement circula, hurlé par quelques hérauts et souligné à son de trompes : parer les chevaux de leurs plus beaux hamois, porter aux charrettes ou disposer sur les sommiers les lances et les armures, les arcs, les arbalètes, les carreaux et les sagettes, les tentes et les pavillons, les torches, les chaudières et les chaudrons pour cuire le prochain souper. On distribuerait en temps voulu le pain et la chair salée. On lèverait bannières et pennons.
– Sommes-nous loin de Burgos, messire Audrehem ?
– Une nuit de repos et nous y serons… Je pars avec l’avant-garde. Il y aura près de moi quelques fleurons de notre Chevalerie, puis Calveley, Scambronne et Gauthier Huet… Guesclin chevauchera à l’arrière avec le comte de la Marche, Guillaume Boitel, Guillaume de Launoy, Henri de Saint-Omer et moult autres bons prud’hommes dont les noms ne me viennent pas à l’esprit… Venez avec moi, Castelreng !… Quand nous serons en vue de Burgos, nous déploierons bannières. J’ignore si vous le savez, mais à Calahorra, donc bien avant la purification de Briviesca…
– Purification, dites-vous, messire ?
– Holà ! Castelreng, pourquoi vous courroucer ? Comment dire autrement ?
Tristan baissa prudemment la tête.
– N’ayez point honte, compère. Ce que nous avons fait, c’était pour la gloire du Tout-Puissant !
C’était une de ces justifications absurdes et inattendues qui prêtaient à sourire dans les occurrences les plus lugubres. Audrehem se méprit et montra lui aussi ses dents gélasines 373 – tout au moins celles qui subsistaient entre barbe et moustache -, ignorant ou feignant d’ignorer que ce Tout-Puissant n’était autre que Guesclin.
« Una pouma pourrida gasta tout lou panié 374 », eût-on dit, en langue d’oc à propos du Breton et de ses nobles compères.
– Deux cordeliers se sont empressés à notre rencontre pour nous annoncer la venue d’une députation de Burgosiens. Vingt hommes. Ils doivent présenter les res pects de la cité à don Enrique avec les honneurs dus à la majesté royale, et l’assurer de l’obéissance et de la fidélité de ses sujets. Les lettres de créance remises par le Conseil de Burgos à ces mandataires spécifient – je le sais – que notre grand ami ne sera reconnu et accepté comme roi que lorsqu’il aura juré de conserver les libertés et privilèges de la ville. Or, je vais vous le dire, Castelreng : nobles, bourgeois, manants, Juifs – hé oui ! – Mahoms et autres ne pensent qu’à leur intérêt. Chacun, déjà, veut obtenir du nouveau maître une faveur particulière. Au lieu de conquérir son sceptre par l’épée, Enrique va devoir le marchander comme un banquier lombard. Or, s’il devait l’acheter à des gens comme nous, passe encore. Mais à des Juifs, des galfâtres, des Mores… Je trouve, moi – et je le lui ai dit -, que c’est
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