Les fontaines de sang
Huit jours de selle. J’ai peu dormi et fait pinquet 47 , comme on dit en langue d’oc. Il me tardait de vous revoir tous… Ce château me paraît immense. Pauvre Luciane !
– Hélas ! fit Ogier d’Argouges.
– Cinq contre une vingtaine, dit Thierry avec une espèce de hargne.
Les flammes lui faisaient des yeux d’or et de sang. Son épouse et son fils étant morts de la peste, il avait reporté sur sa nièce un amour certainement aussi vif que celui d’Argouges pour celle-ci. Luciane était tout ce qui leur restait, tout ce qui représentait leur famille et l’espérance de sa continuité.
– Cinq, dit-il. Nous serons à un contre quatre.
Il se tourna vers son beau-frère :
– Cette action sera difficile.
– Dès lors que Castelreng est présent, je la sens aisée quoique meurtrière.
Vraie ou simulée, Tristan fut sensible à cette certitude. Ce seigneur taciturne au visage ascétique sous des cheveux courts et rares s’efforçait de lui être agréable. Sans doute eussent-ils éprouvé de l’amitié l’un pour l’autre si Luciane avait cessé d’être une sorte de trésor dont ce seigneur avaricieux hésitait à se démettre. En chemin, il s’était attendu à trouver un adversaire apaisé bien que secrètement rancuneux, sec d’allure et de propos ; il avait devant lui le frère lai qu’il avait découvert à Hambye : un personnage hors pair qui le regardait franchement, mais non froidement, et dont l’aspect lui remettait en mémoire les paroles de Tiercelet : « Une espèce de saint qui n’en est pas moins homme. » Qui, du premier ou du second, l’emportait chez cet être imprévisible ?
– Tout dépendra de l’avantage que nous prendrons au commencement, dit Paindorge. Heureusement, messire, que le roi n’a pas voulu de vous pour son retour à Paris (455) .
C’était l’évidence. Matthieu seul acquiesça.
– Il faudra, dit Tristan, deviner où les femmes sont recluses et les protéger promptement… Souhaiter qu’elles ne soient point liées… Si Luciane reçoit une épée, non seulement elle protégera sa vie, mais elle défendra celle de Guillemette. Vous a-t-on dit, messire, que votre fille savait estremir 48 ?
Tristan observa Ogier d’Argouges auquel, malgré l’obscurité, il découvrit une carrure plus sobre, plus puissante que lorsqu’il l’avait connu : le buste droit, les épaules larges. Cet affermissement d’une stature longtemps ascétisée par les jeûnes et les besognes vulgaires pouvait signifier qu’il s’était affranchi de son passé. Il s’apprêtait à vivre l’immédiat comme une épreuve probatoire, doutant peut-être que ses qualités de chevalier sortissent enfin de leur léthargie pour s’affirmer, comme jadis, dans la pire des adversités : la délivrance de sa fille. Tristan l’eût voulu rassurer. Argouges, d’un geste, l’en empêcha :
– Je suis heureux que Luciane sache tenir une épée. Peu me chaut qu’elle ait appris cela sur la Grande île. Lors de mon otagerie, j’ai eu affaire à des Anglais dont la bachelerie (456) m’a mis à l’aise. Les reverrais-je que, sans vergogne, je leur ouvrirais mes bras.
Il semblait détaché de cette époque. En fait, elle n’avait jamais cessé de hanter ses pensées. C’était en 1347. Un an après, à son retour sur le Continent, il avait chevauché dans un pays horriblement éprouvé par la peste noire, cherchant en vain sa fille, laquelle, juste ment, était partie pour l’Angleterre dans le butin de Jeanne de Kent. Mais comment l’eût-il pu savoir ?
– Donques, Thierry, tandis que nous agirons omniement (457) , tu courras à la recherche de Luciane… Pas vous, messire Argouges, car la joie, la crainte, voire les effusions vous mettraient tous deux en péril si quelques Navarrais veillent sur les femmes.
– Soit, je vous obéis… Thierry a depuis toujours ma confiance.
Avec un intérêt croissant, Tristan écoutait cette voix aux intonations lentes et tristes. Elles l’émouvaient. En fait, il était dans une situation guère différente de celle - de ce père inquiet, impatient et résolu. Près de lui, Thierry semblait douter de ses capacités. Il souleva sa dextre sommairement emmaillotée :
– La taillade de Cocherel. Ce n’était rien, mais la plaie du pouce s’est envenimée d’une tourniole 49 . L’ongle tombera bientôt… comme Ganne.
Tristan s’assit sur une grosse pierre et reçut dans ses mains un hanap qu’il
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