Les fontaines de sang
l’horreur et du mystère, et cette calamité s’infiltrait à travers les murs de cette maison abandonnée où la seule chose vraiment vivante, c’était ce feu qui grésillait sous les gouttes de graisse d’un reste de rôti.
– Nous les délivrerons ! affirma Thierry.
Il eut un geste courroucé aussitôt suivi d’un mouvement des épaules comme pour se soulager, une fois pour toutes, de sa fureur. La chape d’incertitude et d’angoisse qui enveloppait tous les hommes en fut comme allégée.
– Nous réussirons.
Cette certitude, étayée par une conviction sereine, c’était Matthieu qui l’exprimait. Les nerfs de Tristan se détendirent. Il sut bon gré au garçon d’avoir apaisé ses doutes.
– Ensuite ? demanda Paindorge.
– Pour le moment, il me semble avoir tout dit.
– Dieu nous imposera ses volontés.
Thierry avait énoncé cette conclusion d’une voix ferme, vibrante de haine ou de confiance. Près de lui, Ogier d’Argouges baissait la tête. Il vivait déjà cette aventure « mais », songea Tristan, « aucun de nous ne peut deviner de quelle merveilleuse ou funeste façon ».
Cette nuit du 27 mai ne manquerait pas d’être longue.
*
Malaquin s’arrêta de lui-même à mi-pente. Ogier d’Argouges se méprit :
– Il ne faut plus atermoyer !
Tristan le regarda sans dureté. Puis, tout en tapotant l’encolure de son cheval :
– Messire, ce n’est pas moi mais lui qui craint la meschéance. Quant à attendre, je conçois que vous n’y soyez point résolu… ni d’ailleurs moi. Mais l’action n’est pas tout. Ce qui importe, c’est de réussir notre emprise 53 et pour cela, tout en chevauchant, de concevoir nos coups avant de les fournir… Je m’y prépare. Maîtrisez vos nerfs. Nous ne pouvons tomber sur cette herpaille 54 comme des gerfauts sur un vol de moineaux. Serions-nous même plus nombreux qu’en laissant libre cours à notre fureur, nous mettrions la vie de votre fille et de Guillemette en péril. Trop d’audace et il nous mésarrivera 55 . Nous sommes proches de mauvais gens qui savent, eux aussi, estremir 56 et nous ne pouvons soupçonner ni leur nombre réel ni les lieux qu’ils occupent…
Il se détourna enfin, les lèvres collées, les mâchoires serrées pour éviter à son visage de révéler, inhérents aux tourments de son anxiété, les tremblements qui s’y propageaient.
– Mais si vous voulez, messire Argouges, acheva-t-il, nous mener à la victoire, passez devant : je vous suivrai volontiers.
– Non ! Non !… Ne pouvez-vous concevoir l’émoi d’un père ?
– Eh bien, messire, mesurez le mien à votre aune… et cessons d’en disputer.
Tristan talonna doucement Malaquin. Derrière, coiffé d’une cervelière tavelée de boue et de sang sec, Matthieu tenait la bannière navarraise dans sa senestre gantée de mailles ; son avant- bras blessé pendait le long de sa cuisse et touchait parfois la prise de son épée. Il se disait habile des deux mains et mêmement vigoureux des deux bras, ce dont Tristan et Thierry doutaient. Ensuite venait Tiercelet, la tête emmitonnée de charpies et de linges sales. Un jaseran sans manches, prélevé sur un Navarrais, couvrait son pourpoint et ses hauts-de-chausses. Derrière lui, coiffés de bassinets à bec de passereau dont l’ovale dissimulait en partie leurs faces poilues, adoubés de mailles et de fer, Ogier d’Argouges et son beau-frère allaient silencieux. Sous l’auvent de leur visière mi-close, ils observaient de temps en temps la fumée qui, sortie d’une cheminée, simulait un nuage gris dans le ciel vide.
Encore que ce feu dénonçât des présences, le château paraissait désert. Un silence dense l’enveloppait, empreint d’une espèce d’orgueil dont aucun chant d’oiseau ne troublait la plénitude. Tout était immobile, hostile, angoissant. Bien qu’il se sentît solide et ferme dans sa détestation des ravisseurs de Luciane, Tristan, cette fois, immobilisa Malaquin sous le coup d’une irrésolution si soudaine et inopinée qu’il en grommela de rage. Il balança un moment entre la tentation de redemander à Ogier d’Argouges d’assumer par sa foi et son expérience la conduite de leur entreprise, mais la certitude d’un remords et d’un démérite le fit repartir la tête lourde, dolente, et les poumons comme rétrécis et usés.
Il allait falloir combattre. Mourir peut-être. Sous les arbres du sentier, l’accablante incertitude
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