Les fontaines de sang
vida d’un trait.
– Hum ! fit-il en s’essuyant la bouche de l’avant-bras. De l’hypocras…
– Comme tu dis ! fit Thierry. C’est le présent d’un clerc à mon beau-frère. Seuls les tonsurés savent enfutailler des breuvages divins.
Argouges vint s’asseoir à côté de Tristan. Il souriait :
– Pour tuer le temps, au lieu de me morfondre où nous sommes, je suis allé avec Paindorge à l’abbaye de Vaudry 50 à quatre lieues de Ganne. J’en avais connu le père abbé lors de deux de ses visites à Hambye. Il m’avait, à chacune d’elles, réconforté… Son accueil fut des plus chaleureux…
– Et comment ! dit Paindorge.
– Il nous a offert un tonnelet d’hypocras. Nous avons décidé d’en boire seulement à votre arrivée.
Matthieu distribua des gobelets et les emplit au baril. Paindorge, qui avait deux récipients, tendit à l’adolescent celui qui lui revenait. Matthieu le vida, tira le porcelet du feu puis, aidé par l’écuyer, le découpa en tranches.
– Nous n’avons pas de pain, messire, ni d’écuelles, mais j’ai taillé des plateaux de bois.
Tristan reçut, sur une des planchettes, une portion qui l’affrianda :
– Je n’ai jamais autant souffert de malefaim que durant cette dernière chevauchée. Voilà, en vérité, un repas que notre nouveau roi ne pourrait apprécier. Moi si !… La boisson y est bonne, la viande succulente…
Il avala une seconde bouchée.
– … et l’amitié solide.
Il revint aussitôt à la libération de Luciane et de Guillemette :
– Certains Navarrais vous connaissent, messire Ogier. Ils savent même, je crois, que leur suzerain vous avait en estime. Je doute qu’ils aient touché à votre fille et à votre meschine 51 . Il va falloir aller de front, vêtus des défenses de fer des gars que vous avez occis, le bassinet en tête pour que ni vous, messire, ni votre serourge 52 ne soyez reconnus avant notre entrée dans la place… Nous allons utiliser efficacement la bannière navarraise que vous avez trouvée sur un homme… Nous feindrons d’être les derniers réchappés de Cocherel. Des vaincus durement navrés, accablés par cette déconfiture, et vergogneux-comme oncques n’en vit, ce qui justifiera la lenteur que nous aurons soi-disant mise pour parvenir à Ganne.
– Soit, dit Thierry. Et après ?
– Nous serons en armure, les uns, je me répète, coiffés, les autres la tête bandelée jusqu’aux sourcils afin d’amoindrir les soupçons. Nous prendrons les chevaux des hommes que vous avez occis. Il se peut qu’un Navarrais reconnaisse l’un d’eux, ce qui serait de fort bon augure.
– Après ? demanda Paindorge.
– Nous entrerons. Deux d’entre-nous, le front contre l’encolure de leur cheval, paraîtront en grand état de faiblesse. Nous demanderons d’aller à l’écurie sans quitter la selle. Nous repousserons toute invitation à abandonner nos roncins aux soins de ces hommes, et nul doute que certains nous accompagneront pour nous aider. Une fois dans les murs, il nous faudra les occire en silence.
– Votre dessein me plaît, dit Ogier d’Argouges. Point de prisonniers.
– S’il reste un ou plusieurs malandrins dans la cour, nous les appellerons comme s’il se passait, dans l’écurie, quelque chose d’inquiétant.
– Ils accourront, anticipa Tiercelet.
– Ce sera leur dernière course ! acheva Matthieu.
Tout se dessinait dans l’esprit de Tristan. Ils seraient, avec juste raison, dans une situation d’envahisseurs -légitimes -, et sans doute cernés, harcelés, prisonniers quelque temps des mu railles et des Navarrais. Il n’y avait aucune illusion à se faire : le sang coulerait.
– Alors, dit-il après un silence où ses idées s’étaient à la fois ramassées et tamisées, si nul ennemi ne s’y oppose, nous marcherons vers le grand châtelet. L’un de nous se plaindra de la soif. On nous dira d’entrer…
Il affectait une confiance extrême. Sous ses paupières lasses, d’autres scènes s’amalgamèrent : des hommes ivres pénétrant dans la geôle des femmes et les voulant forcer. Des bras musculeux tendus, des propos abjects, des rires gras et les hurlades des captives. Luciane assaillie, essayant en vain de se dégager, les vêtements légers qui se déchirent et tombent ; Guillemette acharnée à protéger la jouvencelle et succombant sous les coups avant de subir, elle aussi, les souillures. L’invisible château irradiait de
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