Les fontaines de sang
s’attendait à un refus or le grand huis clouté de fer grinça sous l’effet d’une traction vigoureuse.
– Entrez vélocement, messeigneurs, dit un homme.
*
En franchissant le seuil de la demeure, Tristan se demanda quelles expressions s’inscrivaient sur les visages de ses compagnons. Soulagement ? Incrédulité ? Répugnance ? Déception ? Prudence ? Bien qu’il fût opportun et précipité, c’était un accueil courtois dans une maison juive, proposé par des Juifs et accepté spontanément par lui sans qu’il eût consulté ses hommes. À tort ou à raison, il avait conscience de déplaire à certains d’entre eux et certainement à ses hôtes dont il forçait l’intimité quelle qu’eût été la nécessité de cette irruption.
– Hâtons-nous, Teresa.
Les verrous grincèrent. La bâcle de fer qui renforçait leur défense était à peine retombée dans ses encoches que les malandrins s’immobilisaient devant le portail clos et le frappaient de leurs lames avant de s’éloigner bruyamment au petit trop vers d’autres portes, d’autres contrevents, d’autres frayeurs.
– Couzic semble les mener, dit Yvain Lemosquet. J’ai cru ouïr sa voix.
– C’est vrai, acquiesça Tristan. Mettons pied à terre et attendons que ces maufaiteurs s’en soient allés.
Sitôt qu’il eut quitté sa selle, il s’inclina devant son hôte :
– Tristan de Castelreng, chevalier.
– Joachim Pastor, drapier.
C’était un vieillard aux cheveux blancs, clairsemés, au nez busqué, aux oreilles hautes, poilues, aux yeux noirs, vifs et soupçonneux. Il était vêtu d’un pourpoint noir, les jambes gainées de gris, les pieds dans des pantoufles de cuir à lanières. De stature élancée, il y avait de la bonté dans ses traits rudes, de la noblesse dans sa laideur, et dans son teint blême et ses rides profondes une expression de virilité juvénile. C’était assurément un être marqué par les événements d’une longue vie, le mépris, les persécutions sans doute, mais que les dons, la volonté, les principes et surtout une foi profonde avaient préservé du naufrage, voire, en certains cas d’une mort violente. Tristan se dit que si, en aucune façon, le sceau de sa race ne pouvait être effacé, il y avait entre cet homme et lui, d’emblée, une espèce de respect, voire une solide confiance. Il s’inclina encore, se demandant qui, des deux, entamerait un dialogue aussi important pour l’un que pour l’autre.
– Messire, dit-il enfin, vous me voyez vergogneux de troubler…
Bon, voilà que le sourire du vieillard lui donnait de la malaisance. Ce circoncis était-il différent des autres Juifs ? Était-il à leur semblance ? En tout cas, c’était la première fois qu’il en voyait un d’aussi près.
– Vous êtes avec les bourreaux de Briviesca.
Ce n’était pas une interrogation. Ni une accusation. C’était une certitude. Elle ne pouvait être contestée. Le sourire avait disparu.
– Nous sommes auprès d’eux, en effet, mais sur mon honneur de chevalier, messire, je puis vous dire que dans cette cité nous n’avons rien commis qui nous place devant vous dans une position d’accusés… Et si nous paraissons éprouver de la vergogne – effectivement, nous en avons -, c’est envers ceux qui ont commis avec joie et fureur tout ce que vous savez.
Tristan reprit son souffle. Il avait soif. Il avait faim. Faim de pain et de vérité. Faim de passer pour un homme intègre, propre de corps et d’esprit.
– Un de nos compagnons était une espèce de saint. Il est mort à Briviesca. Nous l’avons pleuré comme nous avons pleuré vos morts.
Pourquoi n’avait-il point dit : « Mon beau-père » ? Pourquoi s’était-il détourné de Teresa ?
– Avant son trépas, ce chevalier n’avait pas manqué de tancer haut et fort les auteurs de ces énormités…
C’était exagéré. Ogier d’Argouges avait succombé pour une raison différente.
– Nous ne sommes ni pour Pèdre ni pour Enrique. Nous sommes venus céans de notre Normandie… parce notre suzerain, Charles V, l’a voulu… ou plutôt exigé, mais notre pays, notre demeure, notre famille tous manquent et nous ne voudrions pas qu’on leur fît ce que les routiers, sous les bannières de France, de Castille et d’Angleterre, font en Espagne pour asseoir le Trastamare sur un trône qui ne lui appartient pas et venger avec moult années de retard dame Blanche de Bourbon qu’un père
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