Les fontaines de sang
écartait le coutil de son haut-de-chausses pour juger de la profondeur de l’entaille. Paindorge avait été atteint à la poitrine. Sous les mailles du haubergeon fendu en diagonale, au-dessus de la ceinture d’armes, la taillade était large mais peu profonde. L’écuyer, d’une démarche lasse, marcha vers Matthieu étendu et secoué de spasmes inquiétants.
Tristan ramassa son épée, la frotta sur le corps de Braimon et rejoignit son serviteur.
– Crois-tu… commença-t-il en rengainant son arme.
– Je le crains, messire. Pauvre Matthieu !… À un contre un, il pouvait résister, mais celui qui m’abreuvait de coups m’a abandonné un moment pour prêter main forte à son compère. Le temps que j’intervienne après que j’eus pris la taillade qui m’a navré, c’était trop tard.
Par deux blessures au cou et à la poitrine, le sang s’épanchait et s’engluait aux anneaux de fer. L’abondance du flux révélait la profondeur des plaies et ce qu’elles avaient de douloureux et d’irrévocable.
– Deux coups de hache, murmura Paindorge. Il en a pour sa maine 89 .
Matthieu endurait maintenant ce qu’avaient éprouvé ses victimes.
– Gagné ? demanda-t-il d’une voix assourdie, en essayant de se mouvoir.
– Oui… Grâce à toi.
– J’ai… J’ai…
La poussière lui faisait une face poudreuse où ses lèvres pâles se voyaient à peine. Ses yeux qui s’éteignaient s’exorbitaient sans que sa vue s’améliorât pour autant. Son front parfois tressaillait. Le premier tranchant de hache avait fait éclater le col de mailles doubles, le second, les anneaux treslis de la chemise de fer. Un épais filet rouge gluait et contournait la boucle de la ceinture d’armes.
– Comme un preux, dit Tristan tout en s’agenouillant et en saisissant une main froide et molle.
La plaie du cou s’offrit. La chair y semblait broyée, et c’était comme un miracle, un méchant et lugubre miracle, que Matthieu vécût encore et parvînt à parler.
Ils étaient tous autour de lui, maintenant, la tête basse, tels des coupables sous l’effet d’un repentir que peut-être certains ressentaient : Matthieu n’était qu’un jouvenceau. Ils l’avaient entraîné dans une aventure interdite aux garçons de son espèce. Il y avait éprouvé du plaisir. Il en payait le prix.
– Boire… dit-il.
Il n’y avait rien pour humecter ses lèvres déjà dures. Le temps d’apporter un seau d’eau de l’écurie, il serait mort.
– Vais dévier 90 .
Le silence attesta cette vérité que le malheureux se refusait désormais à admettre. Défiguré soudain par la fureur et l’épouvante, il grincha :
– Je veux pas…
Ses doigts frémirent sous ceux de Tristan. Haletant, les yeux cherchant les visages amis qu’il ne distinguait plus, Matthieu eut un soubresaut violent et un râle, puis retomba.
– Il est mat, dit Thierry. On n’aura pas le temps de l’ensépulturer.
Tout autour, sur le sol, il y avait cinq ombres. Tristan se releva, se signa et aperçut, assis, adossé à un mur, près du cheval gris abandonné par les palefreniers, le Navarrais qu’il avait atteint à l’épaule. Il marcha vers lui.
L’homme tenta vainement de se relever. Ses lèvres se froncèrent, découvrant des dents petites, aiguës, presque enfantines.
– Tuez-moi vélocement !
– Je n’en ai point envie… Quel âge ?
– Vingt-cinq.
– Tu vivras. Il se peut que tu perdes ton bras. Il faut cautériser puis mettre des attelles.
Le regard du Navarrais trouva celui de Tristan. C’était un regard qui ne demandait rien et paraissait même ignorer tout ce qui s’était passé sur le champ de mort.
– Allons, debout !
Le blessé refusa de saisir la main qu’on lui offrait.
– Si tu crois te dispenser de nos soins, la plaie s’infectera. Lève-toi… Je puis affirmer que tu t’es bien défendu… Si j’avais pu t’occire, je l’aurais fait, mais c’en est terminé de notre discord… Étais-tu à Gratot avec les ravisseurs de la damoiselle et sa chambrière ?
– Non… Je suis de Mantes et j’étais pour la France. Quand Guesclin et ses forcenés ont meurtri mes parents – mon père, ma sœur et ma mère qu’ils ont violées -, j’étais absent. Je suis maçon et besognais hors des murs… Je me suis fait routier et j’ai choisi Navarre.
– Je connais Guesclin et ses hallefessiers. Je te comprends.
Il n’y avait plus rien à dire, sinon :
– Holà,
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