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Les fontaines de sang

Les fontaines de sang

Titel: Les fontaines de sang Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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poisson à Agon, de la viande à Coutances et, pour ne point tomber, avancer dans la farine craquante des bords de chemins. Les cheminées grondaient et fumaient de l’aube à la mi- nuit. Les femmes, dans la journée, se confinaient dans la chambre d’Ermeline, autour du berceau d’Amaury. Le soir, elles gagnaient le tinel pour y souper et veiller jusqu’à ce que Guillemette, toujours vaillante, les congédiât. Les soudoyers empennaient des sagettes, tressaient le chanvre ou fourbissaient leurs armes. Tiercelet remaillait les déchirures de leurs haubergeons avec des anneaux formés par lui-même et tirés d’une pelote de fil de fer achetée à Coutances. Paindorge parlotait avec Béatrix, Thierry avec Ermeline. Souvent, quand ils étaient las de s’affronter aux tables 130 , Luciane et Tristan entamaient une partie du jeu de Wibold dans lequel la jeune femme se montrait supérieure 131 .
    –  Tu es trop vertueuse, reprochait parfois Tristan.
    Ils se souriaient, dissimulant leur hâte de se mettre au lit et d’y chauffer leurs corps mieux que devant l’âtre.
    Le seigneur de Gratot dominait ces veillées. Campé près d’un jambage de la cheminée, il promenait son regard sur l’assistance et, dans cette attitude, bien que vêtu lui aussi en manant, il régnait pareillement sur ses familiers et ses soudoyers. Il ne renonçait à cette contenance souveraine que lorsqu’il observait sa fille et Guillemette, ou lorsqu’il se penchait vers dame Adèle, assise, proche de lui, sur un faudesteuil rehaussé d’un coussin. Ils semblaient bien assortis : la dame de Champsecret n’était point belle, mais avenante. Elle avait conservé un regard clair, jeune, des gestes ronds. Son rire doux et fréquent semblait sortir du cœur plutôt que de la bouche, et pour qu’on ne la crût ni prude ni de mœurs austères, elle n’était point marrie que son décolle tage un peu trop ouvert sur deux pommes de chair ferme attirât certains regards. Était-ce pour les honorer d’une attention particulière qu’Ogier d’Argouges se penchait parfois, plus longtemps que nécessaire, sur ce col en corbeille orné d’une bisette 132 si blanche qu’on l’eût dite prélevée dans la neige ? On était loin des audacieuses privautés d’un Tiercelet envers Guillemette ou des propos sucrés d’un Paindorge à Béatrix. On sentait le seigneur de Gratot doublement aimant de ce corps et de cette âme de femme ; on devinait aussi qu’elle ne lui refusait rien. Et pourtant ni lui ni dame Adèle ne commettaient la moindre faute. En présence de qui que ce fût, ils paraissaient liés par une amitié des plus pure.
    Ce soir, comme tous les soirs, le père de Luciane avait la dextre crochetée à sa ceinture, le poing senestre sur la hanche, du côté où se portait l’épée : cet homme ne pouvait rester les bras ballants.
    –  Comment le trouves-tu, Tristan ?
    – Il me semble qu’il rajeunit.
    – Je le crois aussi. C’est le miracle de… C’est un miracle.
    Par respect, sans doute, pour la mémoire de sa mère, Luciane avait renoncé à l’emploi du mot amour. Mais elle n’en pensait pas moins.
    – Même s’il couche, ton père reste pour moi une espèce de saint.
    Lors des rares moments où il pouvait l’observer sans que le chevalier s’en doutât – soit quand, prenant le brochoir des mains de Tiercelet, il bréhait un cheval (490) , soit lorsqu’il conversait avec sa fille, soit encore quand, chacun une cognée ou une houette en mains, ils dessoudaient un lopin d’une ancienne vigne pour y planter du froment -, Tristan lui découvrait des ressemblances avec son père, Thoumelin. Habillé d’une vieille cotardie grise, les pieds enfoncés dans des sabots fourrés de paille, les cheveux rabattus sur son oreille mutilée lors d’un assaut donné, en 1347, à une tour proche de Calais, Argouges eût pu passer pour un de ces hobereaux qui gobelottaient dans les tavernes de Coutances. Or, même vêtu de panufles, cet homme eût continué de forcer le respect. On ne pouvait l’imaginer autrement que comme un preux. Il avait effacé patiemment les stigmates d’une vie de malaventures. Où qu’il fût – au marché, parmi les pêcheurs d’Agon ou les loudiers 133 de Saint-Malo-de-la-Lande et, surtout en présence de ceux qui constituaient sa mesnie 134 et qu’il traitait en égaux, sans fausse condescendance -, il y avait dans son aspect, son regard, sa voix, ses gestes, quelque chose

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