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Les fontaines de sang

Les fontaines de sang

Titel: Les fontaines de sang Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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évaluer l’ampleur. Il se sentait d’ailleurs inapte à toutes sortes d’effusions comme à toutes les délicatesses verbales susceptibles de réconforter cette âme en peine. Il avait conquis Luciane en sachant user de ces subtilités infinies qui agrémentent l’éternel sentiment, procédant sans hâte, de flux en flux, et chaque mouvement de ses mains, chaque glissement de sa bouche correspondait à une hardiesse de cour. Ce soir, il dou tait presque de la réalité d’un désaccord tellement inattendu qu’il eut envie de se lever et de marcher dans cette chambre ténébreuse toute percée des aiguillées d’un vent si glacé qu’il semblait surgi d’un précoce hiver. Un hiver qu’il sentait pénétrer dans son corps comme dans celui de Luciane.
    – Allons, dit-il en la prenant dans ses bras sans qu’elle se défendît de cette étreinte, nous n’allons pas guerroyer entre nous pour une guerre qui n’existe pas !… Vivons !… Aimons-nous sans songer à rien d’autre… Seuls Boucicaut et Sacquenville savent où me trouver, mais ils ont dû oublier, m’oublier… Vivons comme si nous étions dans une île qu’aucune nef ne peut atteindre et dont tu serais la souveraine…
    – Tu as raison, murmura Luciane en écrasant une larme sur cette épaule d’homme où reposait sa tête.
    « Une île », songea-t-il encore en fermant les yeux.
    Se pourrait-il qu’un jour, ils fussent contraints d’abandonner leur retraite tiède et rassurante pour affronter l’adversité ?
    *
    Trois fois par semaine, que ce fût ou non jour de marché, les hommes de Gratot se rendaient alternativement à Coutances. C’étaient soit Ogier d’Argouges et Thierry, soit Tristan et Tiercelet, soit Paindorge et Quesnel. Tout en achetant ce dont le château était dépourvu – sel, froment, viande rouge, sagettes, fers à cheval que l’on assujettirait sur place, soit au marteau soit sur la, meule -, ils s’informaient de la vie du royaume et particulièrement du duché. Comme les Coutançais n’osaient trop s’aventurer au-delà de leur cité par crainte des Navarrais plus encore que des Anglais (488) les nouvelles étaient fréquemment des on-dit, des glanes de rumeurs qu’il importait de collationner. Il était alors possible d’obtenir une vue certes imprécise mais assez complète des événements en cours. Parfois, exhortant ses soudoyers à la prudence, Ogier d’Argouges s’enfonçait assez loin dans les terres et en revenait satisfait.
    Le samedi 12 octobre, leur chevauchée les emporta jusqu’à Saint-Sauveur, aux abords du château du défunt Godefroy d’Harcourt, à dix lieues de Gratot. Ils revinrent, comme prévu, le lendemain à la vesprée. Le chevalier rassura les dames :
    – Ne craignez rien : les Navarrais sont moins outrecuidants. Après Cocherel, les Bretons les ont chassés de Carentan, du Pont-d’Ouve, de Néhou, Magneville et Valognes… Ils sont devenus plus circonspects. Je puis même affirmer que l’engeance anglaise et navarraise qui gîte à Saint-Sauveur est peu encline à remuer 125 .
    – Comment le sais-tu, Père ? demanda Luciane. Tu n’y es tout de même pas entré ?
    – Certes non !… Nous ne nous sommes guère approchés de l’enceinte, mais derrière le muret où nous étions, nous pouvions épier le passage des gens qui entraient ou sortaient. J’ai reconnu une meschine dont le Boiteux était épris : Ameline… Menant des moutons au pré, elle allait vers le mur derrière lequel nous étions mussés… Je l’ai appelée. Elle m’a reconnu. C’est d’elle que je tiens que les Anglais et les Navarrais ne sont guère décidés à livrer de nouvelles batailles. Ils attendent des mandements du roi d’Angleterre, et ceux-ci tardent au point qu’ils se querellent entre eux.
    – Nous ne craignons donc rien ? demanda Ermeline.
    Elle venait de s’esseuler pour allaiter son fils. Elle offrit l’enfant à Luciane, le temps de renouer les aiguillettes de son col.
    – J’aimerais, Père, être rassurée davantage.
    – Nous avons des soudoyers qui veillent la nuit en même temps que Thierry, Tristan, Tiercelet et Paindorge. Le pont-levis est remonté. Nous avons des armes… Les Navarrais sont venus une fois. Ils ne recommenceront pas.
    Luciane eut une moue significative. Pour elle, cette paix sécrétait des orages.
    Le temps devint plus froid. En moins de deux jours, ébroussés par les inlassables souffles du vent, les arbres se dé

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