Les fontaines de sang
d’occire Blanche de Bourbon sous prétexte d’adultère avec don Fadrique 150 . Les uns disent qu’elle fut étouffée par des Juifs, les autres qu’elle fut meurtrie par un arbalétrier à Medina Sidonia.
– C’est un forfait énorme que les Bourbon semblent avoir bien accepté, dit Ogier d’Argouges. J’ai un ami à Tolède. Il est l’époux de ma cousine Claresme. J’ose espérer qu’ils mènent une vie plaisante et paisible. Pedro del Valle est armurier. Je lui dois ma première armure…
– C’est loin, tout cela, dit Thierry avec une mélancolie qui parut toucher son beau-frère. Poursuivez, mon père. Poursuivez…
– Alors, reprit à voix basse Isambert, ce sont des centaines de meurtres. Les deux demi-frères du roi : don Juan et don Pedro, le bûcher pour le padre de Santo Domingo de la Calzada qui avait osé lui tenir tête, le supplice du Juif Samuel Levi, trésorier de don Pèdre, puis le châtiment du roi usurpateur de Grenade : Abu-Saïd parce qu’il penchait pour le roi d’Aragon…
– Des Mores ! Des Juifs !
C’était encore Quesnel, et la brièveté de son exclamation suffisait à la manifestation de sa rage.
– Rassure-toi, compère, fit Isambert. Quand, peu de temps après le meurtre de la reine Blanche, les bâtards du roi entrèrent dans Tolède, ils en occirent douze cents !
Dame Adèle se leva promptement. Elle était pâle. Un outrage ne l’eût pas plus décolorée.
– Assez ! dit-elle avec l’approbation d’Ogier d’Argouges. Il suffit pour cette veillée !… Je ne puis rien ouïr d’autre.
– Mon enfant ! Mon enfant ! bredouilla le prêtre, je tiens à poursuivre un tantinet. Je veux que messire Ogier et tous ceux qui sont là circonstans 151 apprennent ce que je sais. Je vous dirai pourquoi ensuite.
– Soit, moine, dit Thierry, nous t’accordons un sursis.
Cette familiarité ne déplut pas à Isambert. Il tâta un moment les fanons de son cou jonché de soies blanches et baissa la tête pour une sorte de recueillement qui mit en valeur son crâne tonsuré où perduraient quatre ou cinq cheveux épars.
– Pedro a profité des dissidences des Mahoms pour mettre sur le trône Abd-el-Rhaman, tout à sa dévotion. Et la guerre avec l’Aragon reprit. Le roi de Castille fit périr don Fadrique, grand maître de l’Ordre de Saint-Jean, bien que le fils de Dona Leonor de Guzman lui fût resté fidèle… Comme je vous l’ai dit, il l’accusa d’avoir dévoyé Blanche de Bourbon avec le consentement de celle-ci.
– Avait-il des preuves ? demanda Béatrix.
– Un roi a-t-il besoin de réunir des preuves ?… Quand Jean le Bon fit décapiter Guines, sous un pareil prétexte, excipa-t-il des preuves ?
C’était Thierry qui posait la question. « Aucun doute », songea Tristan, « il sait que la conclusion du moine va nous plonger dans l’angoisse. » Il fallait attendre.
– Ce roi cruel, poursuivit Isambert, a satisfait sa manie de thésauriser en procédant à des exécutions innombrables suivies de confiscations… Voilà trois ans, il a conclu une trêve avec l’Aragon et abandonné quelques-uns de ses avantages. Et c’est sans doute parce qu’il avait fait périr tant de bonnes gens que la Padilla, sa maîtresse, est morte. Dieu n’est pas si indifférent que certains, parmi vous, le veulent bien penser !
Qui était concerné ? Les auditeurs du moine s’entreregardèrent. Ogier d’Argouges fit un pas :
– Holà ! Je consens, Isambert, à vous conserver près de nous, mais à la condition que vos insinuations demeurent dans votre gorge !… La place m’y semble d’ailleurs assez grande !
– Bon ! Bon !… Je m’incline. Je me suis laissé emporter… Je reviens au roi Pèdre pour vous dire que la perte de la femme aimée fut violemment ressentie par ce satrape. Il fit légitimer les enfants qu’il avait eus d’elle. Charles V, notre roi, ne peut, je le pense, rester indifférent à ces tragédies où l’honneur même de sa famille est engagé.
« Il y vient », songea Tristan. « Le roi de France a-t-il l’intention de venger sa parente ? C’est bien la famille royale qui l’a offerte à ce tyran peut-être même en connaissance de cause ! »
– Et savez-vous pourquoi Abu-Saïd dont je vous ai parlé a été décollé ? Pour satisfaire son rival Abd-el-Rhaman qui, lui sachant bon gré de cette exécution, viendra en aide à Pèdre quand les armées de notre roi Charles le
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