Les fontaines de sang

bâillait encore et dont les yeux se fermaient.
    – Hé oui ! soupira Isambert. Le Clergé dépravé se dissout dans sa propre abomination… Tenez : l’évêque don Pedro de Castille a huit enfants de ses barraganas de clérigos – ses concubines. Chez les nobles, il advient aussi qu’un chevalier introduise ses maîtresses en sa demeure sans que son épouse ne parvienne à s’y opposer. Et l’on voit jouer ensemble les ninos légitimes et les bâtards. Comment voudriez-vous que ces gens-là puissent prétendre à la déshonnêteté des Juifs, lesquels ne règnent pas mais saisissent le meilleur du règne, et particulièrement du règne de don Pedro… qui profite de leur savoir et de leur or, car ils payent davantage d’impôts que les chrétiens… Le roi de Castille ne décide rien sans l’avis de ses Juifs. Ils lui sont plus précieux que, réunis, tous les évêques de Castille.
    Il y eut un silence. Tiercelet le rompit :
    – Cela me semble indigne d’un roi catholique.
    – On dit qu’il… couche plus volontiers avec les belles juives qu’avec les dames de sa Cour 148 .
    – Pouah ! fit Quesnel sans être, cette fois, contesté.
    – Une femme est une femme, dit dame Adèle. L’amour ne serait plus l’amour si ceux qui s’aiment pensaient comme vous, messires.
    – Mais le roi n’aime pas ! protesta Isambert. Il n’aime personne. Il n’aime que lui-même !
    – Si Adam avait été d’une race et Ève d’une autre, dit Béatrix en s’appesantissant sur Paindorge enchanté par cet abandon, nous ne serions point céans à paroler sur nous, les Juifs, les Mahomets et ce roi de Castille !
    – D’après ce que je sais, dit Tristan, Henri de Trastamare, son contrestant, ne vaut guère mieux que lui. Dites-nous-en plus, mon père, sur ces deux hommes. Pensez-vous qu’ils vont s’affronter ?
    – Mais ils ne cessent de s’affronter, mon fils ! Cependant, tu as raison : il est bon de savoir ce qui se passe au-delà de ces hautes montagnes !
    – Tout de même, enragea Quesnel, aimer des Juifs, des Juives et des Mahoms !
    Il ne le pouvait supporter. Lui eût-on commandé de partir pour l’Espagne avec une armée décidée à châtier un roi dépravé qu’il eût joyeusement accepté.
    – Hé oui ! fit Isambert. Et j’ajoute que le meilleur conseiller de don Pèdre est un Mahomet du nom de Benahatin : un astronomien, philosophe, qui est également le conseiller du roi de Grenade.
    –  Cet homme est l’Antéchrist ! dit Thierry.
    Il parlait peu, mais tout comme Ermeline, il écoutait le clerc avec une attention sans faille.
    – Malgré tout, dit Isambert, l’Espagne est belle et, croyez-moi l’expulsion des Mores n’est qu’une question de temps. Le centre de leur puissance n’est plus à Grenade, Cordoue, Tolède, Séville, mais au-delà de la mer. Ils se sont livrés moult petites guerres qui les ont affaiblis. Ce pays peut-être coupé en cinq : le royaume d’Aragon, la Navarre, le Portugal, la Castille et le royaume more de Grenade toujours en conflit avec la Castille. Les suzerains de ces états ont une préoccupation qui leur est commune : abaisser la jactance de leurs nobles, les ricos hombres. Leur justice est injuste et leurs châtiments d’une telle cruauté que je m’abstiendrai de vous les révéler. Don Pèdre a succédé 149 à Alphonse XI qui périt de la peste sous les murs de Gibraltar alors qu’il guerroyait contre les Mores.
    – Ce Pèdre, là-dedans ? demanda Tiercelet.
    – Il est le seul fils légitime d’Alphonse XI et de Maria de Portugal, mais on a fait courir des doutes sur sa naissance et l’on dit qu’il est fils de Juif.
    – Encore ! s’exclama Quesnel.
    – Encore, mon fils, acquiesça Isambert. Ces calomnies ont favorisé les entreprises du frère de don Pèdre, Henri de Trastamare, l’aîné de onze bâtards qu’Alphonse avait faits à Éléonore de Guzman, sa concubine.
    – La pauvre dame ! soupira Ermeline en passant une main fébrile sur son ventre.
    – Hé ! Hé ! fit Isambert. Pour en concevoir tant, c’est qu’elle y a pris goût !
    Il n’y eut aucun rire. Pas même celui de Béatrix dont les cheveux noyaient l’épaule de Paindorge.
    – Outre cet Henri… ou Enrique, il me faut parler de son jumeau… Eh oui ! Frédéric ou Fadrique, occis à Séville, voici six ans, à l’instigation de Pierre. Il venait d’avoir trente ans… Et il y a les autres enfants conçus avec Béatrix