Les fontaines de sang
contre nous n’auront à nous opposer que leurs fourches…
– Leurs fourches fières et leurs fourches caudines, interrompit Ogier d’Argouges sans souci d’être compris. J’ai connu des Espagnols. C’étaient des Tolédans. Je les ai vus se battre… Ce n’étaient ni Charles ni Louis d’Espagne, ces femelles dont feu le roi Jean était pour ainsi dire épris. C’étaient des hommes ardents, vigoureux et déterminés.
Olivier de Mauny crut bon d’intervenir :
– Le Pape voulait une croisade contre les Turcs ? On va lui en offrir une autre !
– Contre les chrétiens, dit Paindorge.
– Des chrétiens enjuivés ! rectifia Guesclin (498) .
– Ah ! C’est vrai, ça, opina Quesnel.
– Des chrétiens arabisés, continua Guesclin. Pedro a des accointances avec le roi de Grenade, Mohamed ben Jusef, et un autre More : Bellemarine (499) . Pour ces deux démons-là, je réserve ma hache. Je les décollerai moi-même. J’abomine les Mores, j’en ferai des morts.
Ogier d’Argouges eut un sourire de mauvais augure :
– Tu les hais ? Alors, dis-nous pourquoi tu prétends en descendre quand tu as, je te le concède, liché trop de tes soupes au vin ?
« Un silence de More », songea Tristan. Il avait besoin de se rassurer. Guesclin ne pouvait pas laisser passer cela. Cependant, son contempteur semblait bien informé.
– Pour t’éclairer, si j’ose dire, tu prétends que ta famille remonte à un roi de Bougie. Un Sarrasin nommé Aquin.
– D’où tiens-tu cela ?
– Un Sarrasin, insista Ogier d’Argouges, établi en Armorique d’où il aurait été chassé par Charlemagne.
– Comment sais-tu ?
– J’ai lu les appertises de Charlemagne contre cet Aquin dans un livre (500) . Ton ancêtre sarrasin a occupé, en Petite-Bretagne, un châtelet appelé Glay, d’où le nom de Glay-Aquin, Glayquin, puis, au cours des âges, Guesclin. Tu es fier, quand tu es entre amis, de proclamer que tu as un roi barbaresque parmi tes ancêtres… Je ne vois pas pourquoi, parvenu en Espagne, tu te réjouirais de décapiter quelques-uns de tes…
Ogier d’Argouges hésita et fut franc :
– … de tes parents ou tes pareils… Je te laisse le choix.
Guesclin porta sa dextre à son épée. Il semblait glacé, près de vomir son repas plutôt que des mots. Des lueurs embrasaient ses yeux ; entre elles et celles du foyer, la différence était mince. Tristan dut faire tout son possible pour ne pas se mettre à trembler. Guesclin lâcha la prise de son arme et sourit avaricieusement :
– Où as-tu lu ce livre ?
– Je ne suis pas tenu de te répondre, mais je te dis : à Hambye.
– Chez Peynel ?
– Non. À l’abbaye.
– Il faudra que…
– À quoi bon… Tu ne sais ni lire ni écrire.
Olivier de Mauny toucha son cousin du coude :
– En as-tu pour longtemps à subir ses lobes 172 ?
– Ah ! Oui… s’exclama Orriz.
Guesclin prit une lame des mains de Ledentu et parut se mirer dedans :
– Mes compères, je connais la raison de son ire envers moi. Cela remonte à Chauvigny. Mais rassure-toi, Argouges, je ne dirai rien…
– Parce que le forfait que tu commis te déshonore…
Les deux hommes, soudain, s’étaient apaisés. Quelque chose s’était passé à Chauvigny. Une mort, assurément, dont aucun d’eux ne souhaitait raviver le souvenir.
Tristan sortit. Luciane le rejoignit, pâle et tremblante :
– Ce loudier 173 qui se prend pour un noble homme… Je ne le croyais pas ainsi. Il y a en lui de la bête noire 174 et du serpent.
– Il en a bien la hure et le venin.
Quesnel sortit, frottant ses mains :
– Quel homme !
Fallait-il s’offenser de cette admiration ? Elle n’était suscitée que par la haine de Guesclin envers les Juifs et les Mores.
– J’ai fait sa connaissance à Chauvigny, dit Thierry en quittant, lui aussi, l’atelier du fèvre. Tout comme ton père, Luciane, il m’avait laissé de lui un répugnant souvenir.
– À propos de quoi ?… Dis-le-moi, mon oncle.
Thierry remua négativement la tête :
– Je ne le puis… Peut-être Ogier te le dira-t-il un jour. Justement, le voilà.
Paindorge précédait le seigneur de Gratot.
– Oh ! Là là… J’ai bien cru que le sang coulerait.
Ogier d’Argouges avala un sourire :
– Pas moi. Je le connais trop. Il se sentait en désavantage… Il ne s’est point abonni en vieillissant. Je devais… ou plutôt je m’étais promis de me venger
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