Les fontaines de sang
brune.
– Ce Bertrand subjugue le roi.
– Un malade, dame, dit Sacquenville, est toujours subjugué par des gens solides et découplés (503) . Or, Guesclin pète de santé, si j’ose dire.
Lui aussi paraissait détester le Breton. Il s’était exprimé sans circonlocutions tout en s’assurant au préalable qu’aucun de ses compagnons ne pouvait l’entendre.
Tandis que Tristan récupérait l’injonction royale pour la tendre à son beau-père, Luciane joignit ses jolies mains nues. Mais elle ne priait point : par ce geste pieux, elle réfrénait, elle écrasait sa colère. Les ailes de son nez frémissaient, des spasmes soulevaient sa gorge indiscrètement révélée sous le cariset trop seyant.
– Quand partez-vous ? dit-elle, pâle, irrésolue.
– Maintenant.
Sacquenville avait répondu pour deux hommes chez lesquels le désespoir cheminait. Tristan ne pouvait s’avouer vaincu parce qu’accepter l’adversité, c’était mourir. Cependant son esprit lui refusait toute aide, ni pour lui ni pour Luciane, ni pour l’homme qu’une lointaine revanche avait frappé. Ils ne pouvaient déconcerter un sort funeste : leur courage et leur foi étaient insuffisants. Mais Luciane s’accrochait au sablier du temps et tentait de le renverser sinon d’annihiler la fine pluie du sable :
– Ne pouvez-vous rester jusqu’à demain matin ?
Sacquenville sourit. Tristan songea : « Il sait à quoi elle pense. » Et lui, n’y pensait-il pas ?
– Non, dame, je ne le puis. Croyez que j’ai regret de tout ce qui vous advient.
– Et si nous vous rejoignions en chemin ? suggéra Ogier d’Argouges. Nous avons de bons coursiers…
– Je n’en doute point, mais les cheveux de bât contrarieraient votre hâte. Et puis, messire, vous avez été le champion du roi Philippe – vous voyez, je sais tout -, vous devez donner l’exemple à votre gendre : on ne réfute pas les volontés d’un roi.
– Le roi qui vous envoie n’est que le truchement du Breton !
Sacquenville approuva d’un mouvement de tête mais protesta pour égarer l’attention de ses compagnons :
– Messires ! Messires !… Je conçois votre trouble…
Et plus bas :
– J’ai moi aussi mes raisons de ne point déplaire au roi. Il a fait décoller puis écarteler mon cousin parce que Navarrais. Or, Pierre était honnête… pardonnable… Il me soupçonne, je crois, de lui tenir rancune pour ce qu’il croit avoir été un acte de justice… Et peut-être se peut-il qu’au lieu d’avoir fait trancher la tête de Pierre avant qu’on ne l’écartèle, il l’a fait démembrer avant qu’on le décapite… Sous les airs majestueux et paternes de certains hommes ronflent parfois des feux d’enfer.
Tristan ne put qu’approuver Sacquenville. Lorsque le chevalier s’étonna de ne point voir Matthieu, il lui conta brièvement sa mort face aux Navarrais de Ganne. Ce n’était qu’une diversion légère eu égard à tout ce qui s’imposait à son esprit.
– Viens.
Luciane le tirait en arrière. Elle avait dans son visage insistant et rosé les yeux de flammes bleutées qu’il lui connaissait avant et pendant l’amour. Telle qu’il la voyait à présent, elle se fût offerte debout dans n’importe quel recoin. Étreinte violente et brève d’où ils fussent sortis inapaisés mais contents tout de même.
– Emmène-moi… Tu m’as vue tenir une lame.
Elle savait manier l’épée. Elle savait occire un assaillant armé. Mais on n’emmène pas une femme à la guerre, à moins qu’elle n’appartienne au troupeau des ribaudes.
– Tu sais bien que c’est là un désir impossible.
Bien qu’il eût parlé bas, il lui sembla qu’il s’était exprimé sans douceur, haut et fort, comme pour être entendu de son beau-père et des autres.
– Emmène-moi. Je me vêtirai en homme.
– Même vêtue ainsi, on découvrirait ton sexe. Je ne t’en dis pas davantage, mais tu comprends…
– Je me précautionnerai contre tout.
– Non… Mieux vaudrait encore qu’on te sache femme !… As-tu vu comment Bertrand t’observait l’autre jour ? Te souviens-tu des mots qu’il a prononcés lorsque tu es entrée dans l’atelier de Ledentu ?
Tristan ne pouvait trouver une attitude plus ferme et des phrases à la fois plus émollientes et plus définitives.
– Je te l’ai déjà dit : des femmes ont suivi leurs époux aux Croisades.
– Des princesses sous bonne garde.
– Je saurai me
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