Les fontaines de sang
circonvenir ces hommes de proie dès qu’il circulerait parmi eux.
– Mes armes sont une aigle, ils ne sont que vautours !
Tristan et son beau-père évitaient de chevaucher à proximité de ce rustre qui, bien que Gallo (506) , prétendait appartenir à la Bretagne sans en connaître ni le parler ni, certainement, la dévotion et les usages. Sa lourde faconde n’indignait plus les prud’hommes. Ces guerriers d’ordinaire solennels et indociles s’étaient aisément accommodés de la superbe et des impudicités d’un maître dont à la Cour et à l’unanimité ils eussent requis du roi la disgrâce. Et tout en l’observant d’un œil qui s’en lassait, Tristan songeait en sa langue :
« Es ësfrounta coumo bërgan dë bos (507) . »
Paindorge précédait Lebaudy et les frères Lemosquet. Quesnel avait dû demeurer à Gratot où il rongeait certainement son frein. Son intransigeance et son emportement l’avaient préjudicié. Les deux sommiers et Carbonelle portaient, solidement embrelés (508) les armures et les haubergeons, quatre lances, quatre épieux et divers fourniments ainsi que, démontés, deux trefs (509) , présents du roi qui avait tenu à assister au départ des hommes d’armes. Il les avait vigoureusement bénis de sa lourde pote (510) gantée de filoselle avant que ne l’eussent fait deux évêques et quelques presbytériens transis de froid, de pluie et d’ennui.
Les chevaux trottaient, aubinaient, commençaient à se connaître peut-être mieux que les guerriers. Il y avait, dans l’entourage de Guesclin, outre les capitaines français, quelques Espagnols et même, disait-on, des Anglais que le Breton avait ralliés en Normandie. Ils n’ouvraient la bouche que pour manger. Il y avait surtout, bannières au vent, Jean de Bourbon, le Bègue de Villaines et le sire de Beaujeu (511) . D’autres grands seigneurs étaient annoncés. Si un accord intervenait avec les routiers, Tristan pensait que quel que fût leur nombre, ces prud’hommes seraient incapables d’imposer la moindre de leurs volontés à des enragés victorieux de leurs pères et de leurs pairs sur les pentes de Brignais.
– Les connaissez-vous tous, Tristan ? demanda Ogier d’Argouges.
– Certes non. La plupart sont des nouveaux pour moi. Il en arrive de jour et de nuit depuis Auxerre (512) . J’ai entrevu le Bègue de Villaines qui était loin de moi à Cocherel, Adam de Villiers qu’on appelle le Bègue aussi. Il y a le frère de Guesclin, Olivier ; ses cousins : Silvestre, Godefroy et Bertrand Budes. Quelque cinq chevaliers, quarante écuyers, puis les archers, les cranequiniers (513) …
– Adoncques tous ces preux, du moins en apparence, vont s’accointer à des malandrins qu’ils n’ont cessé de combattre et qu’au fond d’eux-mêmes, comme nous, ils abominent.
– Je crains de retrouver mes geôliers de Brignais.
Tristan soupira. Sans doute, en cette occurrence et en présence du père de Luciane, serait-il contraint d’entendre quelques remarques désagréables sur l’absence d’Oriabel. Certes, le seigneur de Gratot était au fait de ses amours passées ; mais tout de même…
– J’entrevois, dit Ogier d’Argouges, le sire d’Antoing avec qui j’ai eu deux entretiens. Il vient du Hainaut. Pour la France, a-t-il dit, et non pour la rapine.
– Allard de Briffeuil, Jean de Bergnetes, l’Allemand de Saint-Venant ont les mêmes propos… Mais Jean de Neuville, le neveu d’Audrehem, se tait… Je suis fort aise de n’avoir point cédé aux supplications de Luciane… Nous allons, une fois en Espagne, errer dans des coupe-gorge.
– C’est vrai… Ma fille a de l’estoc, mais aucune noble dame ne pourrait s’aventurer dans ce pays sans encourir des déceptions… N’est-ce pas ?
Tristan ne fut pas tenté de répondre. Que faisait-elle maintenant, Luciane ? Elle avait dû sécher ses larmes. Rien ne lui semblait plus laid qu’une séparation telle que celle qui les avait désunis. S’ils s’étaient querellés, ses conséquences pour lui eussent été les mêmes : tristesse, chagrin, remords d’avoir été incapable de trouver des mots et gestes lénitifs. Et aussi, cuisant et persistant, ce besoin de se faire pardonner d’obéir, pour l’honneur, à dès décisions abstruses puisque, tout bien pesé, la France n’avait rien à gagner en Espagne. Une fois le Trastamare couronné roi de Castille, les Compagnies repasseraient les Pyrénées pour
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