Les foulards rouges
la familiarité
de son geste, le lieutenant de police criminelle imprima une légère pression
sur l’avant-bras de Nissac :
— Verrons-nous cela ?
— J’en doute ! répondit Nissac.
19
Assise entre l’encolure et la selle du cheval,
perpendiculairement au comte de Nissac qui pouvait admirer son adorable profil,
Mathilde de Santheuil vivait un rêve éveillé.
Elle se gardait de se tourner vers Nissac car
leurs visages, alors, eurent été bien trop proches, mais elle sentait contre sa
poitrine et son dos les bras du comte qui serraient les brides du cheval.
Plusieurs fois, déjà, il l’avait tenue aux
cuisses et aux épaules lors d’un franchissement délicat d’ornières ou de
nids-de-poule – et elle n’était point certaine de ne pas avoir tressailli.
Par instants, dans les larges flaques qui
inondaient les ruelles, elle contemplait avec ravissement leurs silhouettes
réfléchies et agrandies : le haut cheval noir qui allait à pas lents
accentuant ainsi la majesté de son allure, le couple qu’elle formait avec le
comte et qu’on eût pu croire des amants, les formes trapues des maisons et la
lune entièrement dégagée qui éclaboussait la scène d’argent très pur, comme on
l’imagine d’un rétable ancien et précieux.
« Serais-je jamais aussi heureuse ? »
se demanda-t-elle, espérant bien, un peu hypocritement, que d’autres occasions
se présenteraient, lui permettant de revoir le comte. Car avec Nissac, rien n’était
jamais joué et cela, dans tous les sens. Ainsi pouvait-on sans doute perdre
très vite ce que l’on croyait acquis et retrouver – la preuve ! – ce que l’on
pensait à jamais enfui. Elle songea aux jours qui avaient suivi cette
merveilleuse nuit où il était arrivé chez elle blessé tel un chat de gouttière.
En ces jours tristes, elle pensait ne plus pouvoir l’espérer revoir en ces
conditions particulières qui la laissaient troublée et frémissante, lui donnant
l’impression que la vie était peut-être une chose très proche du plus doux des
rêves.
Le comte, pour sa part, tentait de garder la
tête froide. Une tête où trop de choses se bousculaient : le duel au
milieu des tombes et la vision cauchemardesque de la victime de l’Écorcheur, pauvre
jeune fille momifiée en son cercueil. Tout cela était trop récent pour que sa
mémoire l’enfouisse en profondeur…
À quoi s’ajoutait la perspective de rencontrer
enfin, après toutes ces années, l’« allié invisible », celui qui de
loin le formait, le protégeait et le guidait comme on l’attend d’un père.
Et puis il fallait tenir le cheval dont il
sentait la peur. Élevé par ses soins au son du canon, calme sous les tirs de
batteries, blessé à deux reprises, ce grand et beau cheval de guerre craignait
les pavés glissants et la ville, pour lui inhabituelle, l’effrayait davantage
que les champs de bataille et la redoutable infanterie espagnole.
Enfin, Mathilde de Santheuil, entre ses bras, lui
inspirait une crainte d’une tout autre nature !
Il prenait mille précautions pour que ses bras,
qui entouraient la jeune femme, n’entrent point en contact avec la poitrine ou
le dos de celle-ci mais la chose, inévitable, se produisait quelquefois et en
ces instants, ajoutant à sa confusion, Nissac s’imaginait rosissant comme au
temps de sa lointaine adolescence.
Il songea à son arrivée chez Mathilde, peu
auparavant…
Elle l’attendait, déjà vêtue avec un soin d’où
toute coquetterie n’était peut-être point absente mais l’accueil frappait par
sa froideur et le comte, désemparé, s’interrogeait vainement sur l’origine de
cette distance établie entre eux par madame de Santheuil.
Il pensait l’avoir sans doute blessée, bien
involontairement, mais la chose l’étonnait car il prenait grand soin de la
toujours traiter en égale. Fouillant ses souvenirs, activant son imagination, Nissac
échafaudait hypothèse sur hypothèse. Il pensait avoir trouvé une piste qui
tenait au statut de Mathilde dans le dispositif mis au point par le Premier
ministre.
Dans ce plan, la maison de la jeune femme
servait d’ultime refuge quand lui-même vivait en ce bel hôtel de la rue du Bout
du Monde. Comme si le confort lui était nécessaire ! Mais il n’empêche… Maison
ouvrant par une vaste porte cochère pouvant livrer passage à des carrosses, possédant
écurie et remises et appartenant à un seul propriétaire, tout cela, par quoi se
reconnaît ce
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