Les foulards rouges
s’assit à son tour, tentant un peu maladroitement de ne présenter aux
visiteurs que son meilleur profil.
Il réfléchit un instant puis commença :
— Loup, tu ne peux imaginer ma joie de
découvrir enfin ton visage et de constater sa parfaite harmonie avec ce que je sais,
par tes lettres, de ton caractère.
Il se tourna légèrement et, avec un pathétique
qu’il n’imagina pas, essaya de dissimuler ses horribles cicatrices violacées :
— Mathilde de Santheuil, je vous salue. Mon
nom est… qu’importe, je fus jadis duc de Salluste de Castelvalognes, dernier du
nom, et aujourd’hui jésuite. Je sais votre droiture, Mathilde, mais votre
loyauté s’abuse quand une cause plus grande, et non point forcément contraire, ouvre
à nos yeux et à nos consciences une perspective d’une infinie noblesse.
Il marqua un temps, joignit les mains et
reprit :
— Je me trouvais à Marseille voilà
presque trente ans, et j’en avais vingt alors. C’était aux plus beaux jours de
la fin mai, par un matin très bleu. Une ancienne flûte hollandaise, beau navire
marchand, approcha de Marseille venant de Barbarie et des côtes du Levant avec
à son bord nombreuses marchandises. Qui pouvait alors deviner qu’elle portait
en ses flancs la mort ? Une mort qui allait dévorer la moitié de la
population de la grande cité, soit des dizaines de milliers d’habitants ? Une
mort pressée d’accomplir son office.
Son regard s’attarda à la flamme d’une bougie
et il reprit :
— N’éveillant point l’attention des
autorités, ce furent d’abord de misérables morts des quartiers pauvres, ceux de
la paroisse Saint-Martin mais, jeune jésuite féru de sciences et en l’attente
obligée d’un navire partant pour l’Italie, je ne fus pas sans remarquer détail
singulier et inquiétant. Pour tout dire, se voyaient sur les cadavres signes
particuliers. Telle avait un charbon sur les lèvres, comme si le diable lui
avait embrassé la bouche avec gourmandise, tel autre portait un bubon sous l’aisselle…
J’avais immédiatement compris : la Peste, la Peste bubonique, prenait la
ville en ses serres et n’allait point la lâcher de sitôt !… Marseille
bruissait de rumeurs. Les autorités, davantage inquiètes des « on-dit »
que de la réalité du Grand Mal qui allait ruiner la ville, se contentaient de
faire enlever les cadavres de nuit afin de prévenir la panique. À ce moment, être
transporté à l’infirmerie générale contaminée équivalait à la mort ; aussi
les malades fuyaient, transportant le fléau en d’autres quartiers tandis que la
chaleur intense aidait à la prolifération. La naissance d’un bubon vous menait
à la mort par lynchage ou lapidation : isolé, battu, on brûlait des corps
qui parfois remuaient encore. Les moines de Saint-Victor, toute honte bue, dressèrent
barricades devant leur abbaye pour repousser les malades. L’autorité faisait
cerner Marseille de flammes, dans le vain espoir d’étouffer la Peste. Les corps
jonchaient les rues par milliers, les chiens dévoraient les cadavres pourris
laissés là où ils étaient tombés. Pauvres gens ! Il en succombait mille
par jour ! Par décision royale, Marseille fut coupée du reste du pays. Huit
boulangers sur dix étaient morts et, quand on ne mourait pas du Haut Mal, c’était
de faim. Comme pour parfaire cette vision d’apocalypse se voyaient parfois des
silhouettes de cauchemar, médecins vêtus de chasubles de toile, portant chapeau
et gants, masque au nez d’oiseau et qui, armés de longues perches achevées d’un
scalpel, incisaient les bubons à distance. La folie débordait la région et
gagnait le pays. On brûlait les navires en provenance de Marseille, on
assassinait de paisibles voyageurs soupçonnés d’arriver de la ville maudite. Certains
étaient brûlés vifs…
Il demeura un instant songeur, comme perdu en
ses affreux souvenirs, et reprit :
— Dès le premier jour, j’avais servi, aidé…
Bientôt, hélas, le mal fut sur moi et mes compagnons le remarquèrent : frissons,
fièvres, maux de ventre et de tête, bubon sous l’œil que, faute de pouvoir
inciser au scalpel, je brûlai maladroitement au fer rouge. Mais pour mes
compagnons, j’étais marqué du Haut Mal. Marqué, mais duc !
Par privilège que je n’avais point sollicité, on
me mit donc sur une barque où je dérivai pendant des jours, affamé, assoiffé, pris
de fièvre tandis que s’infectaient les brûlures
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