Les foulards rouges
de mon visage. Une frégate me
tira au canon et me manqua puis…
Il observa longuement Loup de Pomonne, ne
pouvant dissimuler sa bienveillance, et reprit enfin :
— Un fier et puissant navire de la marine
royale remarqua le frêle esquif où je dérivais sans plus d’espoir. Il s’écoula
un temps bien long et, imaginant qu’on évoquait mon cas, je ne doutais point qu’il
soulevât réticences et hostilité… Enfin, une barque fut mise à la mer où se
voyait un homme seul. Ton père, Loup !
Songeant à ce père inconnu, Nissac baissa les
yeux afin de n’être point distrait par le regard ému de l’ancien duc et celui, tout
de surprise, de Mathilde de Santheuil.
Devinant les pensées du comte, le survivant
reprit son récit :
— Il m’examina soigneusement et conclut
que le mal, peut-être en raison de ma longue exposition au soleil, avait passé
son chemin car ton père, Loup, avait compris d’où je venais, et pour quelle
raison. Il m’enjoignit, en cas de questions de l’équipage, d’affirmer que j’étais
le seul survivant d’un navire marchand italien qui aurait sombré après un
incendie à bord et mes brûlures au visage donnaient quelque crédit à cette
histoire. Lorsque nous montâmes sur le navire, l’équipage grondait et les
officiers, peu rassurés, laissaient faire… Ton père regarda les hommes un à un,
la main sur la poignée de l’épée, et tout rentra dans l’ordre. Au reste, n’ayant
aucun malade à déplorer par la suite, on m’oublia rapidement. Une semaine plus
tard, sur la dunette du navire, j’eus avec ton père une explication qui changea
ma vie, la tienne et, si d’autres reprennent notre œuvre, changera un jour le
monde…
Il s’abîma dans le songe, un sourire aux
lèvres, et ce sourire craquelait la partie rose et violacée de son visage.
— Que vous a-t-il dit ? questionna
Nissac que l’impatience gagnait.
Le général des jésuites rétorqua aussitôt :
— Comme je lui demandais la raison de
tous ces risques pris pour un pauvre homme perdu sur une barque au large d’une
ville ravagée par la Peste, lui faisant remarquer qu’il eût été aisé, pour lui,
de passer son chemin, il me regarda avec surprise et répondit : « Les
hommes ne pourront point toujours passer au large de la détresse, fût-ce celle
d’un inconnu. Et c’est ainsi que le monde changera. » Sans doute par
habitude, et parce que ses paroles ne m’avaient point encore totalement pénétré,
je lui fis remarquer que seul Dieu pouvait changer le monde. Il m’observa de
nouveau, sembla déçu, et répliqua : « Eh bien non. Chaque homme porte
en lui une part de bien et de mal et favorise tel ou tel selon son caractère et
son éducation. Il est hasardeux de vouloir modifier un caractère, mais point
impossible. En revanche, il n’est point douteux qu’un jour l’éducation puisse
favoriser la sensibilité à certaines valeurs. J’ai arrêté mon navire parce que
vous souffriez sans doute et que je ne supporte point la souffrance, fidèle en
cela à ce dont m’instruisirent mes parents. Dieu n’a rien à voir là-dedans. D’ailleurs,
de vous à moi, je n’y crois point. »
Nissac et le général des jésuites échangèrent
un sourire, ravivant de vieilles connivences qui troublèrent Mathilde. Le
religieux observa la jeune femme.
— Voyez-vous, la pensée, c’est comme une
pierre qu’on ôte d’un barrage. L’eau s’y introduit, arrache une seconde pierre,
une autre encore, et la brèche s’élargit toujours davantage.
— Au point de remettre en cause l’existence
de Dieu et la nécessité d’un roi ? demanda Mathilde de Santheuil à la
grande stupéfaction des deux hommes.
Le général des jésuites passa une main sur ses
cicatrices en un geste qui lui était sans doute familier. Puis il hocha la tête.
— On ne m’avait point trompé en m’avertissant
de votre grande intelligence, chère Mathilde. Mais laissons Dieu pour une autre
fois, c’est là sujet fort complexe.
Ignorant le regard admiratif que lui portait
le comte, la jeune femme poursuivit :
— Alors parlons du roi, ou de la royauté.
Un peu bousculé, celui qui vivait au cœur
secret de la cathédrale Notre-Dame reprit en levant ses yeux clairs sur
Mathilde :
— Que croyez-vous qu’il arriva ? Mon
sauveur mourut peu après et je ne pus reprendre avec lui cette conversation où
je n’avais guère brillé et l’avais déçu. Mais je réfléchissais,
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