Les foulards rouges
Ne
serez-vous point contraint, par la suite, d’agir uniquement par devoir pour
servir votre grand dessein et en l’absence de toute volupté ?
La réponse fut dite d’un ton vif :
— Marquis, lorsqu’on a mon rang, mes
titres et mon nom, on n’est point « contraint » et on ne « sert »
pas !
Il s’approcha d’une fenêtre et regarda le
paysage désolé sur lequel tombait une pluie fine. Il savait qu’une fois encore,
sur le chemin du retour, il serait agacé par le bruit de ces gouttes
rebondissant sur le toit de son carrosse.
— Ce temps désole mon âme !… murmura-t-il.
Puis il se souvint des mots du marquis et
songea : « La question n’est pourtant point stupide. C’est grand étonnement
qu’elle ait fait son chemin dans cet esprit corrompu, embué par la cupidité. »
— J’aurai grand appétit, tout à l’heure !
Le marquis ne fit pas de commentaires.
L’Écorcheur ne pouvait arracher son regard du
paysage. Cette désolation lui semblait porteuse de son contraire et de la
tristesse on allait vers la joie par un chemin obligé. Vent, froidure et pluie
appelaient grand feu en une belle cheminée, plats succulents, servantes dont on
claque rudement les fesses. L’affaire, ici, était de même nature que celle de
ces femmes châtiées, mais en une combinaison inversée. On n’allait point de la
tristesse vers la joie mais de la joie vers la tristesse, de la beauté vers l’horreur
la plus hideuse. Si elles n’avaient été belles, les écorchées n’eussent jamais
été si repoussantes. Certaines étaient mortes pour avoir ri, ravissantes en
leur robe rose, radieuses, hautaines, moqueuses… Ne fallait-il point leur faire
connaître la face cachée des choses ?
— Potage d’oie aux pointes d’asperges et
aux pois verts et poulets au jambon ainsi que marcassins feront un bon début !
— Bien, Monseigneur.
— Et que les femmes nous servent nues, la
paume de la main claque en manière plus sonore sur bons derrières sans
vêtements. Nous serons plusieurs, ce soir.
— Bien, Monseigneur.
— Vous ferez servir tôt !… Avec ce
froid et cette pluie glacée…
— Bien, Monseigneur.
Il songea que plutôt que de subir les flammes
de l’enfer, son âme d’assassin souffrirait davantage à errer en les siècles des
siècles dans ce paysage désolé.
Il frissonna et se tourna vers le marquis :
— Monsieur, nous ferons notre devoir. Vous
m’amènerez cette femme merveilleuse.
Il tira de sa poche une miniature représentant
le visage de Mathilde de Santheuil, sourit, et reprit :
— Je la foutrai !… Avec immense
plaisir, je la foutrai !… Que ferai-je ensuite ? L’écorcher comme les
autres ? Le corps, sans nul doute. Mais peut-être conserverai-je la tête
en un bocal où elle nagera dans quelque substance qui conserve les chairs et
empêche toute corruption. Voilà !… Il faut à présent rentrer, Marquis, c’est
trop grande tristesse, en ces lieux.
Il sortit sans un regard vers le corps
supplicié.
22
Louis II de Bourbon, duc d’Enghien, prince
de Condé, prince du sang et éblouissant vainqueur de Rocroi à l’âge de
vingt-deux ans regardait le cardinal en tentant de dissimuler son mépris.
Assez laid malgré de magnifiques yeux bleus, un
front fuyant, le nez courbe qui faisait songer à un oiseau de proie, un corps
maigre, soldat d’exception et excellent danseur, le prince était un homme peu
soigné, voire négligé, qui se coiffait rarement, paraissait malpropre et
affichait un grand mépris pour le soin de sa tenue.
Le cardinal observait en souriant avec bonté
ce prince qu’il haïssait comme il détestait la totalité des grands noms de la
noblesse française.
Sauf lorsqu’il y mettait une ironie assez
lourde, le prince de Condé évitait d’appeler Mazarin « Votre Éminence »
ou « Monsieur le Premier ministre ». Quelquefois, il le nommait – lorsqu’il
le nommait – « Mon cher cardinal » en plaçant dans son ton grand
mépris et visible condescendance.
Il reprit les mots du cardinal :
— Le siège ?… Quel siège ?… Mais
le siège de Paris est chose faite. Nous les tenons.
— Ne crions pas trop tôt victoire, prince.
Les insurgés ne sont pas tout à fait insensés. Ils ont des rapports avec l’Espagnol
qui nous presse aux frontières et plus spécialement avec le comte de
Fuensaldana, qui commande en chef aux Pays-Bas. Et je crois savoir que cette
négociation est l’œuvre du
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