Les Frères Sisters
proposez sur la carte.  »
La cuisinière jeta un coup dâÅil au garçon, puis me regarda à nouveau. «  Vous nâavez pas faim  ?
â On pourrait vous donner la moitié dâune portion si vous nâavez pas faim, dit le garçon.
â Je vous ai déjà dit que je suis affamé. Sauf que jâaimerais manger quelque chose de moins bourratif, vous voyez  ?
â Quand je mange, je veux être rassasiée, déclara la cuisinière.
â Câest lâobjectif quand on mange  ! renchérit le garçon.
â Et quand vous avez fini, vous vous posez une main sur le ventre et vous dites, âJe nâai plus faim.â
â Tout le monde fait ça.
â Ãcoutez, dis-je. Je vais prendre une demi-portion de bÅuf, sans pommes de terre, et un verre de vin. Est-ce que vous avez des légumes  ? Des légumes verts  ?  »
Je crus que la cuisinière allait me rire au nez. «  Je crois quâil y a des carottes dans les cages à lapin.
â Donnez-moi quelques carottes avec le bÅuf, épluchées et bouillies, sâil vous plaît. Vous nâaurez quâà me compter le prix dâun plat entier pour le dérangement, ça ira  ?
â Pourquoi pas, si câest ce que vous voulez, dit la cuisinière.
â Je vous apporte le vin tout de suite  », dit le garçon.
Lorsquâil posa mon assiette devant moi, elle était garnie dâun tas de carottes chaudes et molles. La cuisinière les avait épluchées en laissant le vert, un oubli malveillant, me dis-je. Jâen avalai avec difficulté une demi-douzaine, mais elles semblaient se volatiliser avant dâarriver dans mon estomac, et je commençai à fouiller désespérément mon assiette, à la recherche du bÅuf. Je le trouvai enfin, sous le tas de carottes, et en savourai chaque bouchée, mais je le finis beaucoup trop vite, ce qui me démoralisa. Je soufflai la chandelle et observai à nouveau mes mains spectrales. Elles commencèrent à sâengourdir, et je songeai à nouveau à la malédiction de la sorcière gitane de la cabane. Allait-elle se réaliser  ? Et si oui, quand  ? Quelles en seraient les conséquences  ? Le garçon revint pour débarrasser  ; montrant du doigt les carottes que je nâavais pas mangées, il sâenquit, faussement naïf, «  Vous nâavez pas aimé les légumes  ?
â Si, dis-je. Mais jâai fini.
â Un peu plus de vin  ?
â Oui. Un verre.
â Voulez-vous un dessert  ?
â Mais non, bon sang  !  »
Et le serveur malmené se sauva.
Â
Le lendemain matin, jâallai voir Charlie et ne fus guère surpris de le trouver malade et peu enclin à voyager. Je commençai à le réprimander timidement, mais sans que cela fût utile  : il savait aussi bien que moi que nous ne pouvions nous permettre de passer un jour de plus sans avancer, et il me promit dâêtre prêt une heure plus tard. Jâignorais par quel miracle il pensait se remettre sur pied en si peu de temps, mais je ne poursuivis pas plus avant la question avec lui  ; je le laissai à ses vapeurs et à ses douleurs, et retournai au restaurant de la veille pour prendre un petit-déjeuner dont jâavais le plus grand besoin. Le serveur de la veille était absent, et un jeune homme qui lui ressemblait et que je pris pour son fils était là à sa place. Mais lorsque je demandai, «  Où est votre père  ?  », le jeune homme croisa les mains et dit, «  Au Paradis.  » Je pris une petite portion dâÅufs et de haricots, et quand jâeus fini, jâavais encore très faim. Je restai assis à regarder lâassiette grasse avec une envie furieuse de la lécher, mais les convenances mâinterdisaient de me livrer à un tel geste. Lorsque le jeune homme revint, il se saisit de mon assiette quâil brandit au-dessus de sa tête et sâachemina vers la cuisine. Je contemplai mon plat vide survoler la salle du restaurant jusquâà ce quâil eût disparu de ma vue. Le jeune homme revint et me demanda si je souhaitais autre chose avant de régler lâaddition. «  Nous avons de la tarte, ce matin,
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