Les Frères Sisters
fers dâun cheval que je ne garde pas  ?
â Câest vous qui mâavez demandé de le ferrer. Maintenant, vous devez payer le service.
â Vous lâauriez ferré de toute façon.
â Ãa nâa rien à voir.
â Trente-quatre dollars.  »
Le palefrenier disparut dans ses quartiers pour aller chercher lâargent. Je lâentendis qui se disputait avec une femme. Il marmonnait entre ses dents, et même si ce quâil disait me restait inintelligible, je saisissais la teneur du propos  :
Tais-toi
Â
! Le bougre dehors est un sot
Â
!
Câest alors que Charlie pénétra dans lâécurie. Il avait le teint verdâtre, et sâefforçait de faire comme si de rien nâétait. Le palefrenier revint avec lâargent et une bouteille de whisky pour célébrer la conclusion de notre affaire. Je proposai un verre à mon frère, et il manqua tourner de lâÅil. Nous parcourûmes une quinzaine de kilomètres sans quâil remarque le résultat de mes transactions, tant ses propres tourments le tracassaient.
Â
«  Où est le cheval noir  ? Comment se fait-il que tu sois encore à monter Tub  ?
â Jâai changé dâavis. Jâai décidé de le garder.
â Je ne te comprends pas, mon frère.
â Il sâest montré loyal envers moi.
â Je ne te comprends pas. Ce cheval noir était unique.  »
Je dis, «  Il y a quelques jours tu ne voulais pas que je vende Tub. Il a fallu quâun autre cheval tombe du ciel pour que tu te rallies à mon avis.
â Tu ressors toujours les vieilles histoires quand on nâest pas dâaccord. Mais le passé, câest le passé, et par conséquent, câest hors de propos. La Providence tâa donné ce cheval noir. Et quâadvient-il à lâhomme qui tourne le dos à la Providence  ?
â La Providence nâa rien à voir là -dedans. Un Indien a trop mangé et en est mort. Voilà pourquoi la chance mâa souri. Ce que je veux dire, câest que si tu as accepté quâon se débarrasse de Tub, câest seulement parce que cela tâarrangeait financièrement.
â Je suis donc et saoulard
et
radin.
â Câest qui qui ressasse, maintenant  ?
â Un radin saoulard. Tel est mon triste sort.
â Tu nâes jamais content.  »
Il tressaillit, comme sâil venait dâêtre touché par une balle. «  Un saoulard jamais content et radin  ! Je suis anéanti par la cruauté de ses mots  !  » Il gloussa avant, lâinstant dâaprès, de demander, pensif, «  Et combien avons-nous gagné avec le cheval noir, au fait  ?
â Nous  ?  » persiflai-je.
Nous accélérâmes lâallure. Les malaises de Charlie ne désarmaient pas et à deux reprises il cracha de la bile. Y a-t-il une chose plus pénible que de monter à cheval quand on a bu trop dâeau-de-vie  ? Je dois reconnaître que mon frère endura sa souffrance sans se plaindre, mais je savais quâil ne tiendrait pas le rythme plus de deux heures, et jâétais certain quâil allait demander à sâarrêter, lorsque nous distinguâmes au loin des chariots regroupés en cercle au passage dâun col. Dâun air déterminé, il dirigea son cheval vers eux mais je savais quâil comptait les secondes qui le séparaient du moment où il pourrait mettre pied à terre et soulager ses viscères martyrisés.
Nous contournâmes les trois chariots, mais ne distinguâmes aucun signe de vie, si ce nâest un petit feu qui flambait. Charlie signala notre présence à la cantonade, mais ne reçut aucune réponse. Il descendit de cheval et sâapprêtait à enjamber le système dâattache entre deux chariots pour sâavancer vers le feu lorsque le canon dâun gros fusil émergea silencieusement, telle une vipère, de la bâche de lâun dâeux. Charlie leva les yeux vers lâarme, en louchant légèrement. «  Très bien  », dit-il. Le canon se braqua sur son front, et un garçon dâune quinzaine dâannées à peine nous dévisagea avec un rictus railleur. Il avait le regard méfiant et hostile, le visage maculé
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