Les Frères Sisters
et comme il était particulièrement corpulent, nous pensâmes quâil avait peut-être succombé à une attaque, quâil était alors tombé de cheval et sâétait cassé le cou. «  Le cheval a poursuivi son chemin, dit Charlie. Il est probable quâils étaient en route pour la grotte. Je me demande ce quâil aurait fait de nous, cet Indien, sâil nous avait trouvés endormis dans son abri.  » Le cheval noir baissa la tête vers lâIndien et le renifla. à cet instant, je sentis le regard de Tub se poser sur moi. Je décidai quâil était temps de reprendre notre route. Au début, le cheval noir renâcla à sâéloigner, mais une fois que nous fûmes à quelque distance, il se mit à galoper à bonne allure en dépit du terrain accidenté et de Tub quâil tractait dans son sillage. Une pluie intense sâabattit sur nous, mais la fraîcheur de lâair avait disparu. Je transpirais, et le nouveau cheval aussi. Jâaimais son odeur et sa chaleur. Il était alerte et élégant, je mâaperçus quâil galopait avec une grande facilité, et même si je me sentais coupable dây penser, je savais que ce serait un vrai soulagement que de me débarrasser de Tub. Je me retournai pour jeter un coup dâÅil sur lui, et vis quâil faisait de son mieux pour suivre le rythme. Son Åil coulait et était injecté de sang  ; il tenait sa tête en lâair sur le côté, comme pour éviter de se noyer.
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Lorsque nous arrivâmes à Jacksonville, je me demandai si Charlie allait respecter son vÅu de dormir à la belle étoile  ; lorsque je le vis scruter les fenêtres du premier saloon devant lequel nous passâmes, je compris que cela nâétait pas le cas. Nous laissâmes nos chevaux à lâécurie pour la nuit. Je dis au palefrenier de ferrer le cheval noir, et lui demandai un prix pour Tub. Lâhomme approcha sa lanterne de lâÅil blessé de Tub, et me répondit quâil me ferait une proposition le lendemain matin, quand il pourrait mieux le voir. Charlie et moi nous séparâmes dans le centre de la ville. Il voulait boire, et moi, manger. Il désigna un hôtel comme point de ralliement, et jâacquiesçai.
Lâaverse sâétait arrêtée  ; la lune était pleine et basse, et les étoiles brillaient dans le ciel. Jâentrai dans un petit restaurant, mâassis près de la fenêtre, et regardai mes mains posées sur la table vide. Elles étaient immobiles et couleur dâivoire à la lueur des astres, et je ne ressentis à leur égard aucun attachement particulier. Un garçon sâapprocha et posa une bougie sur la table, mettant ainsi un terme au spectacle, et jâétudiai la carte qui était affichée sur le mur. Jâavais très peu mangé au petit-déjeuner, même si je mâétais endormi le ventre vide, et mon estomac criait famine. Mais les plats étaient des plus consistants, et lorsque le garçon arriva à ma table, en sâinclinant, son crayon prêt à lâemploi, je lui demandai sâil pouvait me proposer quelque chose de moins riche.
«  Vous nâavez pas faim ce soir, monsieur  ?
â Je crève de faim, lui dis-je. Mais je voudrais quelque chose de moins nourrissant que de la bière, du bÅuf et des patates au beurre.  »
Le garçon tapota son carnet de son crayon. «  Vous voulez manger, mais vous ne voulez pas être rassasié  ?
â Je veux ne plus avoir faim, répondis-je.
â Et quelle est la différence  ?
â Je veux manger, mais pas des choses aussi lourdes, vous voyez  ?  »
Il dit, «  Pour moi, lâintérêt de manger, câest de ne plus avoir faim.
â Est-ce que vous êtes en train de me dire quâil nây a rien dâautre que ce qui figure sur la carte  ?  »
Le garçon était perplexe. Il sâexcusa pour aller chercher la cuisinière. Elle était débordée et contrariée dâêtre dérangée.
«  Quel est le problème, monsieur  ? demanda-t-elle en sâessuyant les mains sur ses manches.
â Il nây a pas de problème. Je me demandais simplement sâil y avait des plats plus légers que ce que vous
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