Les Frères Sisters
débarrasser de ce sentiment, jâétais contrarié à lâidée de devoir écorcher la bête. Après avoir repris son souffle, Charlie partit à la recherche du campement de Mayfield, disant quâil avait vu des sentiers qui sâécartaient du cours dâeau en direction de lâouest quelques kilomètres plus tôt. Trois quarts dâheure plus tard, jâétais en train de laver la fourrure de lâours, de débarrasser mes mains et mes avant-bras de son sang poisseux, et dâétaler la peau aux yeux noirs sur un lit de fougères. La carcasse gisait sur le côté devant moi  ; ni mâle ni femelle, elle nâétait plus maintenant quâun amas de viande frémissant sous une nuée grandissante de grosses mouches en extase. Elles ne cessaient de se multiplier, de sorte que je ne distinguais presque plus la chair de lâours, et que je ne mâentendais plus penser tant leurs bourdonnements étaient assourdissants. Comment des mouches parviennent-elles à faire tant de bruit, et pourquoi  ? Nâont-elles pas lâimpression de hurler  ? Lorsque soudain le son cessa, je levai les yeux vers la carcasse, pensant quâelles avaient disparu et quâun plus gros prédateur était en train de sâapprocher, mais les insectes étaient toujours là , silencieux et immobiles sinon quant à leurs ailes, quâils ouvraient et fermaient selon leur bon plaisir. Comment expliquer ce silence général  ? Je ne le saurai jamais. Les bourdonnements avaient repris quand Charlie, de retour de sa ronde de reconnaissance, lâcha un sifflement strident. Les mouches sâenvolèrent alors, en un nuage noir. En voyant la carcasse, mon frère lança gaiement, «  Le petit boucher du bon Dieu. Le couteau et la conscience même du bon Dieu.  »
Â
Jamais je nâavais vu autant de peaux, de têtes, de faucons et de hiboux empaillés en un même lieu que dans le salon parfaitement agencé de monsieur Mayfield, qui se trouvait dans lâhôtel unique de la ville de Mayfield, hôtel qui, je ne fus pas surpris de lâapprendre, sâappelait Mayfieldâs. Lâhomme lui-même était assis derrière un bureau, dans un brouillard de fumée de cigare. Comme il ne nous connaissait pas ni ne savait ce que nous faisions et ce qui nous amenait, il ne se leva point pour nous serrer la main ou nous souhaiter la bienvenue. Quatre trappeurs qui correspondaient à la description quâen avait faite le gamin à tête à claques, se tenaient debout par paires à ses côtés. Ces colosses nous regardaient dâun air confiant qui ne laissait transparaître aucune inquiétude. Ils me semblèrent à la fois intrépides et décérébrés dans leurs tenues dont lâextravagance confinait au ridicule. Ils étaient couverts de fourrures, de cuir, de lanières, de pistolets, et de couteaux  ; je me demandai comment diable ils arrivaient à se tenir sur leurs jambes avec tout cet attirail sur le dos. Ils avaient les cheveux longs et filasses, et portaient des chapeaux assortis, que je nâavais jamais vus auparavant  : larges, les bords mous, à hauts bouts pointus. Comment se faisait-il, songeai-je, quâils se ressemblent tous à ce point, alors que leur accoutrement était si excentrique  ? Sûrement que, parmi eux, il y en avait un qui avait lancé la mode. Avait-il été flatté quand les autres sâétaient mis à lâimiter  ? Ou cela lâavait-il contrarié, pensant que leur mimétisme dévalorisait son sens des élégances  ?
Le bureau de Mayfield était constitué dâune souche de pin dâun mètre soixante environ de largeur et dâune dizaine de centimètres dâépaisseur, et dont lâécorce était intacte. Lorsque je tendis la main pour en toucher le bord rugueux, Mayfield prononça ses premiers mots  : «  On ne tripote pas, fiston.  » Je retirai ma main brusquement, obéissant par réflexe à la réprimande, et une vague de honte me submergea. Sâadressant à Charlie, il ajouta, «  Les gens adorent tripoter lâécorce. Ãa me rend fou.
â Je nâallais pas la tripoter, je voulais juste la toucher  », dis-je sur un ton blessé qui ne fit que renforcer mon
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