Les Frères Sisters
clairement condamné, et je nâaurais jamais dû lui donner lâor, même si je ne pouvais pas décemment le lui reprendre à présent. Il se tint là à sangloter en nous regardant partir. Derrière lui, Lucky Paul pénétra dans la tente du prospecteur, qui sâeffondra, et je songeai, Voici une autre image misérable quâil va me falloir enregistrer et accueillir dans mes archives.
Â
Nous nous dirigeâmes vers le sud. Nous allions dâun bon pas de part et dâautre du cours dâeau, longeant les rives de sable. Les rayons du soleil transperçaient les cimes des arbres et réchauffaient nos visages  ; lâeau était translucide, et dâénormes truites remontaient le courant ou sây prélassaient. Charlie me cria quâil était impressionné par la Californie, quâil y avait dans lâair une sorte dâénergie fortuite â voilà lâexpression quâil a employée. Je nâavais pas le même sentiment que lui, mais comprenais ce quâil voulait dire  : cette pittoresque eau vive représentait non seulement une satisfaction esthétique, mais aussi des richesses potentielles. Comme si la terre elle-même prenait soin de vous, Åuvrait en votre faveur. Telle est, peut-être, lâorigine de lâhystérie autour de ce que lâon finit par appeler la ruée vers lâor  : des hommes désirant se sentir riches  ; des masses malheureuses espérant sâemparer de la chance dâautrui, ou profiter de la chance du lieu lui-même. Une idée séduisante, mais dont je me méfiais. Pour moi, la chance était quelque chose que lâon méritait ou que lâon se créait grâce à sa force de caractère. Seule lâhonnêteté pouvait mener à elle  ; on ne la trouvait pas par la ruse ou le bluff, en louvoyant ou en trichant.
Mais à ce moment-là , comme si la Californie sâétait mis en tête de me démontrer que jâavais tort, lâourse rousse surgit des bois et traversa la rivière à une trentaine de mètres de nous, alors que nous venions de nous arrêter pour boire. Lâanimal était adulte, et sa fourrure, que jâavais imaginée dâun blond doré, était en fait rouge pomme. Elle nous jeta un rapide coup dâÅil et repartit lentement dans la forêt. Charlie arma ses pistolets et se mit à la suivre  ; comme je ne bronchais pas, il me demanda ce que jâattendais.
«  On ne sait même pas où il habite, ce Mayfield, dis-je.
â On sait que câest en descendant la rivière.
â On descend la rivière depuis ce matin. Et si on avait déjà dépassé lâendroit  ? Je nâai aucune envie de grimper les collines et les montagnes avec un ours mort attaché à mon cheval.
â Mayfield ne veut que la peau.
â Et qui de nous deux se chargera de lâécorcher  ?
â Ãa dépend qui la tue. Ce sera lâautre qui sây collera.  » Il sâécarta de Nimble. «  Tu ne viens vraiment pas avec moi  ?
â Je ne vois pas pourquoi.
â Dans ce cas, prépare ton couteau  », dit-il en disparaissant dans les bois. Je demeurai là à regarder passer les truites et à examiner lâétat de lâÅil de Tub, qui empirait, en espérant contre toute vraisemblance que je nâentendrais pas résonner lâarme de Charlie. Mais câétait un traqueur de premier ordre, et il ne ratait jamais sa cible. Lorsque cinq minutes plus tard la détonation retentit, jâacceptai mon sort, et, couteau à la main, pris la direction dâoù était venu le bruit, Je trouvai Charlie assis près de lâanimal mort. Il riait, haletant, tout en donnant des coups de botte dans le ventre de lâourse.
«  Tu sais combien ça fait, cent dollars  ?  » demanda-t-il. Je lui dis que non et il déclara, «  Cent dollars.  »
Je roulai lâours sur son dos et enfonçai mon couteau dans sa poitrine. Jâai toujours pensé que les entrailles dâun animal étaient sales, plus encore que celles dâun homme, ce qui, je le sais, nâest pas logique lorsquâon songe à tous les poisons que nous faisons absorber à nos corps, mais comme je nâarrivais pas à me
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