Les Frères Sisters
embarras. Je décidai que jamais de ma vie je nâavais posé les yeux sur meuble plus idiot que cette table.
Charlie tendit la peau de lâours et le visage de Mayfield se métamorphosa  : quittant leur expression blasée, ses yeux se mirent à rayonner comme ceux dâun garçon devant sa première fille nue. «  Ah  ! sâécria-t-il. Ah  !  » Trois clochettes en cuivre, de forme identique mais de taille différente, trônaient sur son bureau  ; il agita la plus petite, et une vieille bique qui travaillait dans lâhôtel déboula. Elle fut priée de suspendre la peau sur le mur derrière lui et la déroula dâun coup sec. Mais jâavais omis de racler la peau, et le geste envoya une giclée dâépais globules rouges voler à travers la pièce, pour aller se coller contre le carreau de la fenêtre. Mayfield grimaça avec dégoût et demanda que la peau fût nettoyée. La femme la replia et disparut, les yeux baissés.
Cependant, les trappeurs, mécontents de nous voir usurper leur gloire avec lâourse, étaient, pensai-je, sur le point de faire des commentaires désobligeants. Afin de déjouer leurs intentions, je nous présentai, Charlie et moi, en déclinant notre identité complète, ce qui leur cloua le bec. Désormais, ils nous détesteront encore plus, mais en cachette, me dis-je. Charlie trouvait ces hommes amusants, et ne put sâempêcher dây aller de son commentaire  : «  Il semblerait, messieurs, que vous soyez tous les quatre engagés dans un concours à celui qui se rapprochera le plus de la forme circulaire, je me trompe  ?  »
Mayfield éclata de rire. Les trappeurs se regardèrent les uns les autres, mal à lâaise. Le plus gros du groupe dit, «  Vous ne connaissez pas les coutumes par ici.
â Si je devais rester, pensez-vous que je finirais par ressembler à un bison  ?
â Avez-vous lâintention de rester  ?
â On ne fait que passer pour le moment. Mais jâaime bien apprendre à connaître les endroits où je mâarrête. Donc, ne soyez pas surpris si vous me voyez sur le chemin du retour.
â Rien au monde ne pourrait me surprendre, dit le trappeur.
â Rien  ?  » demanda Charlie, en mâadressant un clin dâÅil.
Mayfield congédia les hommes. Alors que le soir tombait, il demanda que la lumière fût allumée en agitant la clochette de taille moyenne, qui produisait un son différent et qui fit apparaître un garçon chinois dâune douzaine dâannées  ; nous lâobservâmes virevolter dâune bougie à lâautre avec une précision admirable et sans perdre une seconde. Charlie dit, «  Il se déplace comme si sa vie en dépendait.
â Pas sa vie, celle de sa famille, dit Mayfield. Il économise pour les faire venir de Chine. La sÅur, la mère, le père, qui est invalide dâaprès ce que jâai compris, même si, pour vous dire la vérité, je ne sais pas trop ce quâil raconte la plupart du temps. Et vu comment il se démène, il risque dâarriver à ses fins, le petit merdeux.  » Lorsque le jeune garçon eut fini, la pièce était baignée de lumière. Il se planta devant Mayfield, ôta son chapeau en soie, et sâinclina. Mayfield frappa dans ses mains et dit, «  Et maintenant, fais-nous une petite danse, chinetoque  !  » Le garçon se mit alors à danser frénétiquement et sans grâce, à la manière de quelquâun forcé de marcher pieds nus sur des charbons ardents. Le spectacle était affligeant, et si je ne mâétais pas déjà forgé une opinion au sujet de Mayfield, je savais à présent à quoi mâen tenir. Lorsquâil frappa dans ses mains une seconde fois, le garçon se prosterna à genoux devant lui, pantelant et exténué. Mayfield jeta au sol une poignée de pièces, et le garçon les récolta dans son chapeau. Il se leva, sâinclina, quitta la pièce à pas de velours.
La vieille bique revint bientôt avec, dûment raclée, la peau rousse quâelle avait installée sur une structure qui ressemblait à un tambour posé sur le côté, pour la tendre. Elle entra en tirant cet encombrant
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