Les Frères Sisters
appareillage  ; comme je me levai pour lui prêter main-forte, Mayfield me somma, un peu trop sèchement à mon goût, de mâasseoir. «  Laisse-la faire  », dit-il. Elle traîna son dispositif dans un coin éloigné de la pièce, afin que nous pussions examiner lâétrange couleur de la fourrure. La vieille bique sâessuya le front avec sa manche et quitta la pièce dâun pas lourd.
Je dis, «  Cette femme est trop âgée pour ce genre de tâches.  »
Mayfield secoua la tête. «  Elle ne sâarrête jamais. Jâai essayé de lui donner des travaux plus simples et plus légers à faire, mais elle ne veut pas en entendre parler. En un mot comme en cent, elle adore sâoccuper.
â On ne dirait pas. Mais peut-être sâagit-il dâun plaisir intérieur que les étrangers ne peuvent pas comprendre.
â Je vous conseille de ne plus vous embêter avec ça.
â Mâembêter nâest pas exactement lâexpression que jâemploierais
â Câest moi que vous embêtez.  »
Charlie dit, «  Et à propos de la récompense pour cette peau.  »
Mayfield mâobserva un moment, puis se tourna vers Charlie. Il jeta sur la table cinq pièces en or de vingt dollars, que Charlie ramassa avant de mâen tendre deux, que je pris. Je décidai que jâallais dépenser cet argent encore plus à tort et à travers que dâhabitude. Que serions-nous, pensai-je, sans ce fardeau de lâargent qui nous pend au cou, qui pend à nos âmes mêmes  ?
Mayfield soupesa et secoua la troisième clochette, la plus grosse. Cette fois-ci nous entendîmes des pas précipités dans le couloir, et je me préparai à voir les trappeurs faire irruption et se jeter sur nous, quand des filles de joie, au nombre de sept, envahirent la pièce. Elles avaient toutes le visage peinturluré, portaient toutes des tenues affriolantes, et étaient toutes déjà saoules. Elles se mirent à sâexhiber pour nous, jouant tour à tour les curieuses, les attentionnées, les amoureuses, les coquines. Lâune dâentre elles trouvait judicieux de parler comme un bébé. Leur présence me déprimait, mais ravissait Charlie, et je constatai que son intérêt pour Mayfield allait grandissant. Je me rendis compte que cet homme était lâincarnation même de lâavenir de Charlie, pour autant quâil traversât les dangers qui jalonnaient notre existence  ; et il était vrai, comme lâavait souligné le défunt prospecteur, que Charlie et Mayfield se ressemblaient, même si ce dernier était plus vieux, plus corpulent et avait le visage davantage marqué par lâalcool. Autant jâaspirais à la vie tranquille de commerçant, autant Charlie souhaitait continuer à vivre entre passions et violence perpétuelles mais sans plus sâengager personnellement, donnant ses instructions à lâabri dâun rideau de sbires bien armés tandis quâil se prélasserait dans des chambres au doux parfum où des femmes bien en chair lui verseraient à boire et ramperaient par terre pareilles à dâhystériques nourrissons, le derrière à lâair, frissonnantes de rires, dâeau-de-vie, et de fourberies. Mayfield devait trouver que je ne faisais pas preuve dâun enthousiasme suffisant, car il mâinterrogea, dépité  : «  Tu ne les trouves pas à ton goût, ces femmes  ?
â Si, elles sont très bien, merci.
â Peut-être est-ce lâeau-de-vie qui te fait grimacer quand tu parles.
â Lâeau-de-vie est parfaite, elle aussi.
â Il y a trop de fumée dans cette pièce, câest ça  ? Faut-il que jâouvre une fenêtre  ? Voudrais-tu un ventilateur  ?
â Tout va bien.
â Il est peut-être dâusage, chez toi, de regarder ton hôte de travers.  » En se retournant vers Charlie, il déclara, «  Je dois avouer que je nâai pas aimé Oregon City la fois où jây suis allé.
â Que faisiez-vous à Oregon City  ? demanda Charlie.
â Tu sais, je ne me souviens plus vraiment. Dans le temps, jâétais un jeune chien fou et jâallais dâune idée à lâautre sans vraiment
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