Les Frères Sisters
Il lâcha les petits pains et sâéloigna à pied avec son cheval. Tous les dix mètres environ, il basculait la tête en arrière et se mettait à geindre. Il lâavait fait trois fois lorsque mon frère et moi commençâmes à rassembler nos affaires.
«  Je me demande ce quâil avait, dit Charlie.
â Un chagrin lui aura fait perdre la raison.  »
Le temps de nous remettre en selle, lâhomme en pleurs avait disparu de notre champ de vision, et la cause de sa tristesse resterait à tout jamais un mystère.
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Nous cheminâmes en silence, chacun perdu dans ses pensées. Charlie et moi avions tacitement adopté le principe selon lequel il convenait de ne pas se mettre en route trop vite après un repas. Notre mode de vie présentait suffisamment de difficultés pour que nous améliorions notre confort dès que lâoccasion sâen présentait, méthode dont je trouvais quâelle nous rendait lâexistence supportable.
«  Quâest-ce quâil a fait, ce Hermann Warm  ? demandai-je.
â Il a pris quelque chose au Commodore.
â Quâest-ce quâil a pris  ?
â Nous le saurons bientôt. Avant tout, il faut le tuer.  » Charlie ouvrait la marche, et je le suivais. Depuis un moment je voulais lui parler de quelque chose. Depuis notre dernière affaire, en fait, et même avant.
«  Cela ne tâa jamais semblé bizarre, Charlie, tous ces hommes qui sont assez stupides pour voler le Commodore  ? Un homme aussi redouté que lui  ?
â Le Commodore a de lâargent. Quâest-ce qui attire les voleurs, sinon lâargent  ?
â Mais arrivent-ils à le prendre, cet argent  ? Le Commodore est connu pour être prudent. Comment est-il possible que tous ces hommes puissent faire main basse sur ses richesses  ?
â Il mène ses affaires aux quatre coins du pays. Un homme ne peut pas être à deux endroits à la fois, encore moins dans cent. Et donc câest une parfaite victime  : logique.
â Victime  ! dis-je.
â Et comment tu dirais, toi, quand un homme doit faire appel à des gens comme nous pour protéger ses intérêts  ?
â Victime  !  » Je trouvais le mot franchement amusant. En lâhonneur du pauvre Commodore, jâentonnai une balade sentimentale. « Â
Il cachait ses larmes derrière un voile de fleurs quand de la ville la nouvelle est arrivée.
â Bon, dâaccord.
âÂ
Sa vierge sous une pergola fleurie avait été vue dans des bras dorés.
â Tu es fâché contre moi parce que câest moi qui dirige les opérations.
âÂ
Elle lui avait souri, il sâétait senti aimé, et maintenant il en paie le prix.
â Je ne veux plus parler de ça avec toi.
âÂ
Sa bien-aimée succomba au péché, et son amour infini sâévanouit.
 »
Charlie ne put sâempêcher de sourire. «  Quâest-ce que câest, cette chanson  ?
â Je lâai entendue quelque part.
â Câest triste, comme chanson.
â Toutes les bonnes chansons sont tristes.
â Câest ce que Mère nous disait jadis.  »
Je marquai une pause. «  Les chansons tristes ne me rendent pas
vraiment
triste.
â Tu es comme Mère, pour des tas de choses.
â Pas toi. Et tu ne ressembles pas à Père non plus.
â Je ne ressemble à personne.  »
Il avait prononcé ces paroles comme si de rien nâétait sauf que câétait le genre de remarque qui rendait impossible toute conversation. Il passa devant  : je regardais son dos et il le savait. Il talonna Nimble, qui partit au galop, et je suivis derrière. Nous allions à notre rythme habituel, mais jâavais lâimpression dâêtre à sa poursuite.
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Les journées de la fin de lâhiver étaient courtes, et nous fîmes halte dans un ravin à sec pour la nuit. On voit souvent ce genre de scénario dans les romans dâaventures  : deux sinistres cavaliers devant le feu en train de raconter leurs histoires salaces et de chanter de poignantes chansons où il est question de trépas et de dentelles. Mais je puis vous assurer quâaprès une journée entière à cheval moi
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