Les Frères Sisters
gagné un sou. Tout juste si jâai vu lâombre dâune betterave. Un désastre sur toute la ligne. Choisissez autre chose.
â Transport maritime.
â Jâavais acheté des parts dans une société qui avait un bateau à roues qui transportait des denrées sur le Mississippi et dont les bénéfices étaient obscènes. Une affaire hautement lucrative, jusquâà ce que jâarrive. Lors du deuxième voyage, après que jâai mis de lâargent dans lâaffaire, le navire a coulé à pic au fond de la rivière. Il nâétait pas assuré, ce qui était mon idée de génie pour économiser quelques dollars sur les frais généraux. Jâavais également poussé mes associés à changer le nom du bateau, qui sâappelait la
Pervenche,
et que je trouvais trop frivole, et de le baptiser la
Reine Abeille
. Un échec absolu. Si mes souvenirs sont bons, mes associés étaient prêts à me lyncher. Jâai accroché une lettre de suicide sur ma porte, et me suis empressé de quitter la ville, la queue entre les jambes. Jâai même laissé derrière moi une femme de qualité. Je pense encore à elle, après toutes ces années.  » Le dentiste sâinterrompit et secoua la tête. «  Choisissez autre chose. En fait, non. Jâen ai assez de parler de tout cela.
â Vous nâêtes pas le seul  », dit Charlie. Il était assis dans le coin, en train de lire le journal.
Je dis, «  Pourtant, il semblerait que les choses marchent bien ici, docteur.
â Détrompez-vous, dit-il. Vous êtes mon troisième patient en trois semaines. Il semblerait que lâhygiène buccale ne fasse pas partie des priorités dans cette partie du monde. Non, je pense que je ne réussirai pas non plus dans cette profession. Dâici deux mois tout au plus la banque me forcera à fermer boutique.  » Il approcha de mon visage une longue aiguille dégoulinante. «  Ãa va vous piquer, fiston.
â Aïe, braillai-je.
â Où avez-vous étudié la dentisterie  ? demanda Charlie.
â Dans une institution des plus respectables  », répondit-il. Mais son sourire en coin ne me rassurait guère.
«  Il paraît que les études durent plusieurs années, dis-je.
â Des années  ? dit Watts, et il rit.
â Combien de temps, alors  ?
â Moi, personnellement  ? Le temps quâil mâa fallu pour apprendre le système nerveux, et le temps quâil a fallu aux abrutis qui mâont livré ces ustensiles à crédit.  » Je jetai un Åil à Charlie, qui haussa les épaules et se replongea dans sa lecture. Je touchai ma joue pour vérifier si elle était toujours enflée, et fus surpris de constater que mon visage était insensible.
Watts dit, «  Nâest-ce pas incroyable  ? Je pourrais vous arracher toutes vos dents, et vous ne sentiriez pas la moindre douleur.  »
Les yeux de Charlie me regardèrent par-dessus son journal. «  Tu ne sens rien, vraiment  ?  » Je secouai la tête, et il demanda à Watts, «  Comment fait-on pour se procurer ce produit  ?
â Vous ne pouvez pas, à moins de faire partie de la profession.
â Cela pourrait nous être utile dans notre travail. Que diriez-vous de nous en vendre un peu  ?
â Câest que ça ne sâachète pas comme ça, dit Watts.
â Nous vous en donnerions un bon prix.
â Je regrette, mais la réponse est non.  »
Charlie me regarda dâun air absent, puis disparut derrière son journal.
Watts fit trois incisions sur mon visage, et un fluide coloré se mit à couler. Il restait du liquide dans ma tête, mais il dit que cela descendrait le moment venu, et que le pire était derrière moi. Il mâarracha sans ménagements les deux dents coupables et lâabsence de douleur me fit rire. Charlie, qui commençait à se sentir mal, prit la direction du saloon de lâautre côté de la rue. «  Trouillard  », sâexclama Watts. Il recousit le trou dans ma gencive et bourra ma bouche de coton, après quoi il me mena devant une cuvette en marbre où il me montra une délicate petite brosse avec un manche en bois et
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